absorbe tout peut être ébloui, fasciné, jusqu’à en perdre la raison, par la beauté ou par l’esprit, mais il n’aimera complètement que celle qui occupera chaque fibre de son cœur. L’homme intellectuel également se laissera tromper par le sentiment, mais il saura qu’il n’a aimé que le jour où il a pu aimer de toute son âme. Il en est de même pour l’individu qu’assujettissent (malgré lui parfois) de moins délicats penchans : l’admiration, l’affection. — Il croit être dompté par ces penchans jusqu’au jour où la présence de ce qui répond davantage à ses intimes instincts lui révélera son erreur et lui apprendra qu’on n’aime pas avec ce qu’on a de meilleur en soi, mais avec ce qu’on a en soi de plus fort. — Que de gens passent leur vie sans s’en douter, et meurent croyant avoir dépensé la somme d’amour qu’ils portaient en eux !
Ainsi ferait le héros d’Hypérion, si, après ce qu’il prend pour la mort du cœur, il ne s’occupait de développer en lui une autre force en vertu de laquelle il éprouvera véritablement plus tard tout ce qu’il peut être donné à sa nature d’éprouver. Pendant les deux premiers tiers du livre, le lecteur suit le silencieux et graduel épanouissement de cette âme, qui, dans la passion que lui inspirera Mary Ashburton, entrera pleinement en possession d’elle-même, et qui alors, par l’enthousiasme ou la souffrance, par l’amour ou par le sacrifice, tendra désormais de tous les côtés à l’infini.
La première fois que Flemming rencontre la femme qui doit régner à jamais sur lui, sa présence ne lui est annoncée que par le son de sa voix. On est dans le salon du principal hôtel d’Interlaken, et le crépuscule, de plus en plus obscur, n’est éclairé par aucune lampe. Flemming est arrivé du matin, ne connaît personne autour de lui et ne prend nul intérêt à ce qui se dit. Tout à coup une forme féminine, vêtue de deuil, traverse la pièce comme une ombre, et va s’asseoir à la fenêtre ouverte. Elle écoute presque tout le temps ce que disent les autres, cependant les quelques paroles qu’elle prononce partent d’une voix si étrangement harmonieuse, que Flemming croit entendre le murmure des anges, et tout son être répond à cette voix par une vibration involontaire. Avec quelle impatience il attend la lumière ! mais avant qu’elle ne vienne, il est arraché à ses rêves par l’aubergiste, qui insiste pour qu’il examine deux chambres, dans un ancien cloître, qui constituent l’unique appartement qu’il a pu lui procurer. Flemming est suivi dans sa recherche par un ami qu’il a découvert à Interlaken, — Berkley, personnage fort amusant et très vrai. Après bien des plaisanteries sur le bonheur d’avoir pour logement un cloître ruiné où sans doute les revenans ne manqueront pas, Flemming hasarde la seule demande qui lui tienne au cœur : — « Qui est donc cette jeune dame à la voix si charmante ? »