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est sublime, et la résistance déterminée à la douleur, la souffrance qui n’arrache pas une plainte, aguerrissent l’homme et l’élèvent. Oui, le désappointement est plus sain que le succès. »


Arrivons à l’incident unique du roman, l’amour de Paul Flemming pour Mary Ashburton. Paul Flemming, on le devine au premier mot, c’est l’auteur lui-même. Ses amis savent du reste avec quelle intime vérité c’est lui, et combien par le fait il s’épanche dans ce qu’il raconte. «Tôt ou tard, dit-il, le roman de chacun trouve nécessairement son expression, que ce soit à travers des paroles ou des actes, et actes ou paroles, n’importe, cette fois-là diront vrai; car le vrai n’est que le choix fait par la pensée d’une forme qui est à elle, tandis que le faux est la pensée qui prend dans le domaine de l’action ou des écrits ce qui ne lui appartient point. Toi qui me lis, par exemple, tu as dans ton cœur en ce moment même un roman plus doux que tout ce qui s’est jamais écrit, et mon roman ne te touchera que parce qu’il est le tien. » En effet, telle est probablement la première cause de la prodigieuse réussite d’Hypérion.

Paul Flemming est Américain, et déjà dans sa première jeunesse un chagrin sérieux vient de l’atteindre. Celle qu’il aimait est morte, et la vue de ce qui l’entoure et de ce qu’ils ont vu ensemble lui est insupportable. Il fuit son pays et part pour l’Allemagne, où il avait fait son éducation et où d’anciens amis l’attendent. « Vivre seul là où il avait vécu avec elle, il ne le pouvait pas. Il voulait mettre la mer entre ce tombeau et lui, et ne calculait pas qu’entre lui et sa douleur l’océan du temps pouvait seul servir de séparation. »

La première fois qu’on lit Hypérion, on se demande le sens précis des huit premiers chapitres, et ce n’est qu’à force de les étudier qu’on aperçoit la ténacité de l’auteur à poursuivre son but à travers mille détails qui d’abord nous semblent oiseux, et qui au fond remplissent chacun leur rôle dans cette œuvre de modification psychologique. Le cœur, chez Flemming, est dans ce moment éteint, épuisé, vaincu par une trop forte peine; mais l’intelligence ne s’en relève que plus forte, et par elle nous verrons l’équilibre se rétablir peu à peu. Nous assistons en quelque sorte au réveil de l’âme. Inoccupée à la fois et ardente, tout semble lui profiter dans ce sommeil du cœur, et dans la plainte du vent parmi les sapins, dans le rayon qui brille, dans la neige qui tombe, on dirait qu’elle cherche des apaisemens à sa curiosité. La leçon ne vient pourtant pas uniquement de l’auguste et universelle consolatrice, de la nature; elle vient avant tout de l’élément humain, de la voix humaine, qui au milieu de ce désert moral prêche la vie. Paul Flemming s’est réfugié à Heidelberg chez un ami de collège, un certain baron de Hohenfels, dont le type, soit dit en passant, ferait honneur aux plus minutieux peintres hollandais de la littérature moderne. Je ne connais rien de plus