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des grands hommes de cette terre ? — Rien! un misérable pygmée au milieu de géans, tandis que toi, si tu m’aimes, — saisis bien le sens de ce mot, si tu m’aimes, parmi tout ton sexe nulle ne peut s’élever au-dessus de toi. Dans ce calme profond et saint de l’esprit qui convient à la femme, tu veilles incessamment sur la flamme de ton cœur, et tu la nourris (thou sittest by the fireside of the heart feeding its flame). Il est de l’essence de la flamme d’être toujours pure. Inaltérable partout et partout impuissante à dissimuler sa nature, elle brille d’une même clarté dans un camp de bohémiens et dans les salles d’un palais de roi. — Es-tu convaincue ? » — « D’une seule chose, répond Préciosa, c’est que je t’aime. » Maintenant y a-t-il là une réminiscence, un léger et lointain souvenir de Gretchen et des immortelles scènes au jardin ? La question est posée, c’est au lecteur de la résoudre.

Cependant le comte de Lara n’oublie pas son pari, et, d’après les termes dans lesquels il l’a formulé, il peut le perdre et le gagner en même temps, car aussi sûrement que son rival est l’heureux amant de la gitana, aussi sûrement il le sera, lui, avec cette différence que l’amour de Victorian pour Préciosa est pur et respectueux comme le sentiment qu’il pourrait vouer à une fille de roi. Qu’on juge de sa douleur, de son amertume, de sa rage, lorsque tout se combine pour lui prouver qu’il est trompé. Il se bat comme de raison avec Lara, auquel il fait cadeau de la vie, et qui le récompense de sa générosité par une déloyauté infâme. « Dites-moi seulement qu’elle m’est restée fidèle, s’écrie Victorian. — Hélas ! répond le comte, nous avons été joués tous deux ! » Et pour preuve il lui offre une bague qu’il a fait imiter exactement sur une bague semblable donnée par l’étudiant à sa bien-aimée. Victorian aussitôt quitte Madrid et ignore ainsi l’indigne vengeance qu’a préparée contre la danseuse le grand seigneur repoussé par elle. Richement payées et menées par d’autres sacripans de son espèce, des bandes sont à l’instigation de Lara postées dans le théâtre, et Préciosa, hier l’adorée du public, se voit accueillie par une tempête de sifflets et d’injures. La malheureuse enfant tombe évanouie sur les planches, et son père, Beltran Cruzado, se résout à l’enlever de Madrid dès la pointe du jour. En attendant, Lara, comptant sur l’humiliation pour l’aider dans ses desseins, a gagné la servante de Préciosa, et, délivré de Victorian, s’apprête à entrer nuitamment chez la danseuse; mais les bohémiens rôdent autour de la demeure de celle-ci, et, croyant le comte de bonne prise, lui tombent dessus. Il résiste, on le tue, et Préciosa est entraînée dans une fuite que ce meurtre rend inévitable. Toutefois dans le camp des gitanos même il existe pour elle un danger pire que l’était le comte de Lara. Elle est, depuis son enfance, fiancée,