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Les ballades de Longfellow forment la moins grosse portion de ses œuvres lyriques, mais en revanche elles arrivent à la perfection du genre, et peuvent sans trop de désavantage figurer à côté des plus fameuses parmi celles d’Uhland, de Coleridge ou de Goethe lui-même. Cette merveille rhythmique, l’Orgie nuptiale[1], ne l’emporte pas, en impétuosité de verve, en richesse d’harmonie, sur le Skeleton in armour, dont l’origine peut se raconter en quelques mots.

Il y a peu d’années, on déterra près de la ville de Newport, sur les bords de l’Atlantique, et non loin d’un vieux moulin appelé la Tour-Ronde, un squelette encore tout vêtu de son armure. Or il faut savoir que, selon le dire des archéologues les plus renommés, la Tour-Ronde de Newport, l’humble moulin à vent d’aujourd’hui, ne serait qu’une construction de la plus haute antiquité, et que l’on s’accorde assez généralement pour y reconnaître un édifice bâti par des gens du Nord, des Danois probablement, avant le commencement du XIIe siècle. «Là-dessus, dit Longfellow, l’idée me vint, un soir que je me promenais à cheval dans les environs, de lier ensemble l’histoire du chevalier-squelette que l’on venait de trouver et celle de la Tour-Ronde. La donnée m’a semblé assez bien disposée pour les exigences d’une ballade, quoique en même temps il ne fût nullement impossible qu’un bon bourgeois, familier depuis sa naissance avec la soi-disant forteresse danoise, ne me dît comme Sancho : «Halte-là! ne vous ai-je point prévenu qu’il n’y avait là qu’un moulin ? A moins d’en avoir soi-même un dans la tête, qui diable irait s’y méprendre ? »

Malgré cette pointe de raillerie qu’il se permet à l’avance, Longfellow ne s’est jamais montré plus poétiquement convaincu que dans la narration qu’il prête à l’aventurier danois. Il se suppose rencontré par le squelette, qui, les mains décharnées étendues vers lui, semble lui demander l’aumône. Aux questions du poète, le fantôme répond qu’il était en effet un écumeur de mer, un viking, mais que les bardes de son pays n’ont point chanté ses hauts faits. « C’est pourquoi, ajoute-t-il, si tu ne répètes pas ce que je te confierai, la malédiction des morts t’atteindra. Je te cherche pour te dire ma vie. » De là il part pour raconter une existence de chasseur, de buveur, de corsaire, qui tire son principal intérêt de l’admirable forme dont elle est revêtue. Un jour cependant le viking a été surpris et dompté par un sentiment inconnu. « Je riais aux éclats, poursuit-il, en parlant de ce que j’avais vu sur les mers en furie; — deux yeux doux se fixèrent sur moi, — des yeux ardens, mais tendres; — comme les blanches étoiles laissent tomber leurs rayons sur le sombre pin de la Norvège, ainsi sur mon cœur sombre tomba la douce splendeur de ces yeux ! »

  1. Le Hochzeitschmaus de Goethe.