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l’appropriât d’une manière plus intime. N’est-ce pas ainsi que la vie se nourrit de la vie, et que sur des pensers antiques on peut faire des vers nouveaux ? On ne trouve pas en effet dans le style de M. Charles Gounod cette homogénéité qui accuse une personnalité saillante. Les tâtonnemens y sont nombreux, les effets ingénieux ; les petites combinaisons d’accompagnement y tiennent plus de place que la passion, qui ne s’amuse point à faire de l’esprit, quand elle anime le cœur d’un artiste. Par exemple, le dessin obstiné de violoncelle dans la première partie du duo entre Rodolphe et Agnès, au premier acte, est-il suffisamment en relief pour être perçu par la masse des auditeurs et contribuer efficacement à l’effet de la situation ? Dans l’allegro du bel air de Rodolphe, au troisième acte, cette imitation microscopique du chant de la fauvette est-elle d’un goût bien sévère ? Nous en dirons autant de tout ce que chante le page Urbain, qui appartient plus au genre de l’opéra-comique qu’à la tragédie lyrique. Dans Iphigénie en Aulide, dans l’Armide de Gluck, dans Robert et les Huguenots, dans Guillaume Tell, on trouve aussi des morceaux qui forment un heureux contraste avec le caractère général de la fable ; mais ces morceaux, d’une couleur moins sévère, tiennent à l’ensemble par la tenue du style, qui ne tombe jamais au-dessous d’un certain niveau. Nous aurions bien d’autres observations à faire sur les tendances de l’instrumentation, trop chargée de petits dessins intérieurs, de ciselures, de mièvreries, d’a-parte ingénieux et d’harmonies plaintives et délicates qui projettent sur l’ensemble de l’œuvre une monotonie fâcheuse que l’exécution, très imparfaite, ne parvient point à dissiper. M. Gueymard, qui joue le rôle important de Rodolphe, succombe sous le fardeau, et sa voix stridente trahit son courage. M. Depassio possède une belle voix de basse profonde, qui convient au personnage de Pierre l’Ermite, et Mlle  Dussy ne vocalise pas trop mal les espiègleries musicales du page Urbain. Les chœurs et les ensembles ne laisseraient rien à désirer, si M. Girard, le chef d’orchestre, pouvait se résigner à modérer les signaux de son commandement.

Quel que soit le sort de la Nonne sanglante devant le public, le seul juge, après tout, des œuvres dramatiques, la réputation de M. Gounod s’en trouvera agrandie. Si quelques amertumes viennent se mêler à son succès, M. Gounod ne se découragera pas, en pensant que le génie d’HéroId, avant d’écrire Marie, Zampa et le Pré aux Clercs, a dû éprouver de nombreuses mésaventures. M. Gounod peut commettre encore de nombreux péchés, car, comme don Juan, il peut se dire : J’ai du temps devant moi !

Le théâtre de l’Opéra-Comique est toujours un théâtre heureux dans ses entreprises, parce qu’il répond à un vrai besoin et qu’il ne donne pas plus de musique que n’en comporte le goût de la nation. On va à l’Opéra par bienséance, pour faire comme la bonne compagnie, pour voir un grand spectacle et se montrer parmi les raffinés ; on va à l’Opéra-Comique pour son plaisir, pour se distraire aux sons d’une musique qui suspend momentanément l’action, comme l’a très bien dit M. Alfred de Musset dans son discours de réception à l’Académie française, et isole mieux ainsi le sentiment de l’intrigue vulgaire qui l’a fait naître. La reprise du Pré aux Clercs, qui n’avait pas été donné depuis plusieurs années, s’est faite avec beaucoup d’éclat. Le