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ture populaire. Il est trop vrai en effet que tous les livres qui portent ce nom ne le méritent à aucun titre. À quoi cela tient-il, si ce n’est à ce qu’on a cru longtemps qu’écrire pour le peuple était au-dessous d’un esprit élevé et d’une plume habile ? On a laissé ce soin à des écrivains vulgaires, à des spéculateurs sans aveu, en pensant que dans tous les cas le soin de décider de nos destinées morales et politiques appartiendrait toujours à ceux qui font profession de mener les affaires du monde. Aujourd’hui cependant, dans une mesure quelconque, le peuple a sa part dans la vie publique ; en certains momens il a des interventions décisives. Ces interventions peuvent s’exercer dans un sens ou dans l’autre, selon les sentimens qu’on entretient, selon les idées qu’on développe dans l’âme et dans l’intelligence du peuple. De ces circonstances nouvelles, pourquoi ne naîtrait-il pas une littérature, nouvelle aussi, dont les petits livres de Franklin ont laissé le modèle, et qui aurait pour but, non de perpétuer ces traditions dont M. Nisard recherche les curieuses origines, mais d’instruire réellement le peuple, de lui rendre accessibles sous une forme familière et simple toutes les notions vraies et justes, de fortifier ses idées sans affaiblir ses mœurs, d’élever même son goût intellectuel ? Il ne s’agit pas d’affecter un langage grossier, il s’agit de trouver une forme simple et saisissante, capable d’attirer, d’intéresser des intelligences naïves et incultes, et cette veine d’inspiration nouvelle viendrait se mêler à ce mouvement plus vaste et plus compliqué de la littérature proprement dite, qui a ses lois et ses directions, ses heures de fortune éclatante et ses défaillances.

La littérature moderne, en effet, est passée déjà par bien des phases diverses, et s’il n’est point toujours facile d’en démêler toutes les complications, on peut du moins en saisir les caractères principaux. Il y a surtout un fait à observer dans le travail de la pensée contemporaine, c’est le développement singulier de l’esprit critique. La critique n’a point changé de nature sans doute, elle a seulement étendu son domaine, et s’est transformée comme tout se transformait autour d’elle. Elle s’est appliquée à toutes les manifestations de l’imagination humaine, elle a comparé toutes les littératures, elle a cherché à pénétrer le secret de toutes les conceptions de l’intelligence, et elle est arrivée à être elle-même une création, une des formes de l’art. L’analyse d’une œuvre a pris tout à coup une couleur et une animation inattendues. L’étude d’un homme est devenue un portrait d’histoire ou une peinture morale. La discussion des questions littéraires a dépouillé la sécheresse d’une froide dissection pour prendre les allures de la vie. Au lieu de chercher à tout exclure au nom d’une règle étroite, elle s’est efforcée de tout comprendre, de tout expliquer, d’éclairer l’œuvre par l’homme, l’homme par son siècle. Là est la nouveauté réelle de la critique moderne et là était aussi son piège, car en entrant dans cette voie elle risquait souvent de devenir moins le jugement scrupuleux d’une raison exacte et ferme que l’impression d’un esprit sans guide, désireux avant tout d’étonner ou d’amuser par la fécondité et le piquant des aperçus. L’esprit critique s’est glissé partout, a pris toutes les formes, et il y a eu en même temps moins de vraie critique. Il y a eu la critique qui n’était qu’un enthousiasme adulateur, la critique spirituelle et amusante, la critique paradoxale ; dans le fond, il manquait presque toujours la notion fixe et juste de cet idéal supérieur et de ces règles