Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a le privilège ou la prétention d’instruire et de récréer le peuple ? On voit combien s’étend et se complique une question en apparence si simple ; elle touche à tout, aux droits et aux devoirs de l’état en matière de surveillance, à la culture morale et intellectuelle des masses, aussi bien qu’à cette industrie, l’une des plus vieilles peut-être et l’une des plus singulières, — le colportage. Le colportage est évidemment un des plus actifs et des plus puissans moyens de propagation intellectuelle parmi les masses. Le colporteur lui-même est devenu une sorte de type populaire. Là où une industrie plus régulière et plus élevée ne saurait atteindre, le colporteur arrive et distribue ses produits ; il parcourt les campagnes, visite le village, ouvre son ballot sur le bord d’un chemin ou dans le bruit d’une fête, ayant à coup sûr plus de mauvais jours que de bon temps. C’est le Juif errant de toute une littérature clandestine, qui a le double attrait du bon marché et souvent du fruit défendu. Le livre ainsi vendu deVient la lecture familière de la veillée d’hiver. Que cette industrie soit pleine de périls, cela n’est point douteux. Le difficile est de la supprimer, et même de la régler de façon à ne la laisser efficace et puissante que pour le bien. Autrefois il y avait la censure, ce qui n’empêchait point l’obscénité de se cacher au fond du ballot du colporteur. Aujourd’hui il y a une commission d’examen instituée par le gouvernement nouveau peu après sa naissance ; cette commission a fonctionné depuis deux ans, et elle fonctionne encore. Naturellement elle a été un centre où ont afflué tous ces livres vagabonds, enfans malvenus de l’esprit humain, qui, avant de reprendre leur course dans le monde, ont eu à venir chercher leur passeport administratif ; et tandis que la commission agissait, il s’est trouvé que son secrétaire-adjoint, M. Charles Nisard, avait là sous la main tous les élémens d’une Histoire des livres populaires ou de la littérature du colportage. Le rapport administratif est devenu ainsi un ouvrage complet, qui a pris des proportions presque formidables.

M. Charles Nisard a donc fait un livre avec tous les livres populaires, les manuels de magie blanche, les almanachs, les épopées des héros de grande route, les facéties, les dialogues d’amour, les récits soldatesques, les histoires bouffonnes et les catéchismes burlesques qui ont passé sous ses yeux ; il les a étiquetés, classés, en les suivant dans leurs pérégrinations et leurs transformations depuis le xve siècle jusqu’à nos jours. Ce n’est pas le sentiment de l’importance de sa mission qui manque à M. Nisard. On pourrait dire même qu’il y met trop de gravité et de poids, et qu’il arrive à créer une certaine confusion à travers laquelle on ne distingue plus ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas. M. Charles Nisard en parle bien à l’aise quand il accuse tous les écrivains français, les journalistes, les publicistes, les vaudevillistes, les avocats, les prédicateurs eux-mêmes, de ne tendre qu’à un seul but, — faire rire et assurer à la France la réputation dont elle jouit déjà, d’être la nation la plus spirituelle et la plus facétieuse du monde. L’auteur de l’Histoire des livres populaires ne se considère point sans doute comme un écrivain pour traiter si légèrement la littérature de son pays à l’occasion de quelques calembours ; il oublie qu’on peut prêter à rire de bien des manières, quelquefois en voulant être trop sérieux, en manquant de cette justesse, de cette propriété de ton qui est la moitié de l’art. Quand M. Nisard