Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/579

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa marche et dépassé par les vagues qui suivent, et qui par conséquent retombent par-dessus les premières.

On cite plusieurs exemples de la terreur inspirée par le mascaret à des marins fort habitués à la mer. Un amiral se présente pour traverser la Severn au moment où le flot allait arriver ; le batelier refuse de le passer, et ce n’est que d’après des ordres qui n’admettaient pas de réplique qu’il entreprend le trajet. L’embarcation, vivement ballottée par le mascaret, ayant surmonté le danger, l’amiral interdit demanda au batelier : Are lost any body here ? — ne se perd-il aucun corps ici ? — La réponse fut : Non, milord ; aucun corps ne se perd ici (no body), car à la dernière marée mon beau-frère s’est noyé, et à la basse mer suivante nous avons retrouvé son corps. — L’équivoque n’était pas rassurante. Quant à moi, je puis affirmer qu’aucun des pilotes de Quillebœuf ni des bateliers d’Aizier ou de Vieux-Port n’a voulu me prendre dans sa barque pour attendre le mascaret au milieu de la rivière. Lorsque je leur disais que je nageais très bien, ils me répondaient que quand la barque, eux et moi nous aurions douze ou quinze pieds de vase par-dessus le corps, il n’y aurait pas de nageur qui pût se tirer de là.

Il est des terrains peu consistans, soit sablonneux, soit marécageux et argileux, où les hommes et les bestiaux s’enfoncent d’une manière périlleuse, et qui semblent absorber comme un gouffre les objets pesans placés à leur surface. Les vases et les bancs noyés de la Seine semblent être de cette nature. On a souvent entrepris de dispendieux travaux pour ramener en flottaison plusieurs navires submergés et envasés ; jamais ces essais n’ont réussi. Les nouveaux endiguemens de la Seine ont couvert une place où, à quelques mètres des quais de Quillebœuf, un navire de l’état, le Télémaque, expédié de Rouen aux États-Unis, périt corps et biens. L’époque de cette perdition coïncidant avec la crise révolutionnaire où devait s’abîmer, à la fin du dernier siècle, l’ancienne monarchie, l’opinion s’était accréditée dans le peuple que ce navire emportait loin de la France les trésors de la couronne. Aussi que de fables, que d’espérances excitées par la présence de cette coque de navire submergé ! Là, vous disait-on en désignant une distance tout au plus égale à la largeur d’une rue de Paris, il y a des trésors à enrichir un roi ! Vouloir essayer de déblayer la vase amassée dans le voisinage du navire, c’était vouloir, à cause de leur fluidité, retirer toutes les vases de la Seine, à moins de circonscrire l’espace occupé par le bâtiment, ce que la violence des flots ne permettait même pas de tenter. Des essais, qu’on fit inutilement à plusieurs reprises, n’aboutirent qu’à sauveter quelques planches et quelques faisceaux de bois. On en conclut que ces objets peu précieux de chargement étaient là pour