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qu’en petite quantité. Personne alors n’avait essayé d’expliquer ce mouvement bizarre des eaux. On savait seulement qu’un effet de ce genre, sous le nom de mascaret, se produisait dans la Dordogne, où Bernard Palissy avait tenté d’en donner une théorie bizarre. Dans plusieurs rivières d’Angleterre, et notamment dans l’Humber et la Severn, ce mascaret porte le nom anglais de bore ; c’est aussi le nom qu’on lui donne dans le Gange. À l’embouchure de l’Amazone, cette crue de la mer par une cascade subite porte le nom de pororoca. Cette influence se fait sentir même sur des points où il n’existe pas de rivière, comme, par exemple, dans l’anse du Mont-Saint-Michel. Frappé d’étonnement à la vue de ces mouvemens si curieux du flux de l’Océan, et comme dit Virgile,

Ingenti motu stupefactus aquarum,


je revins toutes les années contempler ces marées d’équinoxe, si singulières et si violentes. J’étais connu des habitans du littoral. Cela dura au moins un quart de siècle. Enfin les travaux de M. Scott Russell ayant établi que les vagues marchaient bien moins vite dans une eau moins profonde, il me vint en tête que c’était sans doute à la diminution de profondeur de l’eau qui recevait la marée qu’étaient dus la vitesse moindre de l’eau arrivante et le déversement des vagues suivantes par-dessus les premières, qui étaient retardées dans leur marche. Ayant consulté à ce sujet M. Binet de l’Institut, qui veut bien mettre souvent sa science mathématique au bout de la mienne (à peu près comme on mettrait le chemin de Marseille au bout du chemin de Versailles), j’appris que Lagrange avait déjà trouvé par la théorie ce que M. Russell avait constaté par l’expérience sur les marées de la Clyde. Il était donc évident que partout où des vagues qui se succéderaient rencontreraient de l’eau moins profonde, les premières vagues, retardées par la moindre profondeur de l’eau, seraient gagnées de vitesse par celles qui les suivraient, et qu’il en résulterait la cascade que présente le flux arrivant dans une eau moins profonde. Ce n’est ni le resserrement de la rivière, ni la forme des bords, ni leur pente, qui influent sur le phénomène, car dès que le mascaret atteint un endroit plus profond, il cesse à l’instant, parce que les premières vagues qui arrivent dans cette eau plus profonde devancent les suivantes, au lieu d’être devancées par elles. Ceci explique encore pourquoi le long du cours de la Seine, et hors des localités où se produit le mascaret, il se manifeste de petits effets de barre et de fonte des prairies, de destruction d’estacades et d’autres travaux riverains ; c’est que dans cette localité le fond va en se relevant graduellement ; le flot, en y arrivant, est retardé dans