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d’années, sur la rive gauche de la Seine, située entre le promontoire de Quillebœuf et celui de La Roque, on naviguait à la vapeur dans une portion du lit qui forme maintenant une immense terre cultivée où paissent des centaines de chevaux et de bêtes à cornes, en attendant que l’Océan vienne reprendre son ancien domaine. Tous ces grands effets n’ont au reste rien de plus merveilleux que ces petites alluvions qui forment le sol de nos petites prairies, dont le terrain a été déposé par les cours d’eau qui les traversent ; mais ce qui passe inaperçu quand c’est l’œuvre lente du temps commande l’attention, lorsque de grands effets se produisent en un petit nombre d’années. Tout le long du cours de la Seine, aux endroits où la marée arrive en cataracte, elle ronge le bord et pénètre de plus en plus dans le terrain qu’elle délaie. On dit alors que la prairie est en fonte, et telle propriété qui rapportait autrefois 25,000 francs de rente se trouve aujourd’hui réduite à une lisière tellement étroite, qu’elle perd toute valeur. Les ventes et les transactions se font d’après la durée présumée de la propriété vendue, laquelle, au bout de plusieurs siècles, sera reproduite de nouveau par l’action du fleuve et de la mer, suivant des alternatives à périodes immenses. Entre Quillebœuf et l’Océan, le bassin de la Seine, large de 10 à 12 kilomètres, fournit au courant du fleuve un lit comparativement étroit, qui se transporte capricieusement de la rive droite à la rive gauche, et que les pilotes de Quillebœuf sont continuellement occupés à sonder, à reconnaître et à garnir de signaux fixes ou flottans, indiquant les passes et les dangers.

Le promontoire assez bas de Quillebœuf fait exactement face à la pleine mer, vers laquelle le fleuve se dirige en ligne droite, formant comme une immense porte qui rappelle les colonnes d’Hercule, et s’ouvre sur l’Océan entre les hauteurs escarpées qui dominent Honfleur à gauche, et celles qui dominent Le Havre à droite. La perspective qu’offrent des deux côtés de ce vaste bassin les caps richement boisés qui viennent s’y terminer à droite et à gauche présente des points de vues d’une admirable variété ; mais c’est surtout à l’automne et au printemps, lorsque le soleil couchant descend dans toute sa majesté sur la portion de l’horizon qui communique avec l’Océan, que tous les effets de perspective aérienne imaginables se déploient dans leur magnificence. Les teintes des lointains varient continuellement depuis le gris terne d’un brouillard aérien jusqu’à l’azur foncé d’un ciel lavé par une pluie récente. On peut même dire qu’il n’est point de quart d’heure où la perspective ne change sur quelque point de l’horizon. Vers l’orient se trouve l’immense bassin qui remonte vers Rouen ; au nord s’étendent des plaines basses tour à tour envahies et abandonnées par la mer ; dans le lointain, on aperçoit