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C’est une figure sèche et mince, le nez plein de rouges verrues. — Eh bien ! chirurgien naval, crie van Koek, comment vont mes chers noirs ?

Le docteur le remercie de son intérêt et dit : « Je venais vous annoncer que la mortalité cette nuit a considérablement augmenté.

« Il en mourait l’un dans l’autre environ deux par jour. Aujourd’hui il en est mort sept, quatre hommes et trois femmes. J’ai inscrit aussitôt les pertes sur le registre.

« J’ai examiné minutieusement les cadavres, car souvent ces coquins font les morts, afin qu’on les lance dans les flots.

« Je leur ai enlevé leurs chaînes, et, selon mon habitude, j’ai fait jeter les corps à la mer ce matin au point du jour.

« Aussitôt des requins s’élancèrent du sein des vagues ; ils arrivaient par bataillons ; ils aiment tant la chair noire ! Ce sont mes pensionnaires.

« Ils suivaient la trace de notre navire depuis que nous avons quitté la côte. Les scélérats flairent l’odeur des cadavres avec des narines de gourmet.

« C’est tout à fait comique de les voir happer les morts. Celui-ci croque une tête, celui-là une jambe ; les autres avalent des lambeaux de chair.

« Quand tout est dévoré, ils se trémoussent joyeux autour des flancs du navire et me regardent avec de grands yeux de verre à fleur de tête, comme s’ils voulaient me remercier du déjeuner. »

Van Koek en soupirant lui coupe la parole : « Comment adoucir le mal ? comment arrêter le progrès de la mortalité ? »

Le docteur répond : « Beaucoup de noirs sont morts par leur faute : c’est leur mauvaise odeur qui a corrompu l’air dans le navire.

« Beaucoup aussi sont morts de mélancolie, parce qu’ils s’ennuyaient à périr. Un peu d’air, un peu de musique et de danse suffira pour guérir le mal. »

« Bon conseil ! s’écrie van Koek. Mon cher chirurgien est sage comme Aristote, le précepteur d’Alexandre.

« Le président de la société pour le perfectionnement des tulipes à Delft est un très habile homme ; mais il n’a pas la moitié de votre esprit.

« Vite ! de la musique ! de la musique ! Je donnerai un bal aux noirs sur le pont, et gare à celui que la danse n’amusera pas ! Nous le régalerons de coups de fouet. »

II.

Du haut des tentes bleues du ciel, des milliers d’étoiles regardent, toutes brillantes de désirs, comme de grands yeux intelligens, comme des yeux de belles femmes.

Elles regardent en bas vers la mer, couverte au loin des vapeurs pourprées du phosphore. Les vagues murmurent voluptueusement.

Aucune voile ne flotte sur les mâts du navire négrier. Il est comme dépouillé de ses agrès ; mais des lanternes brillent sur le pont à l’endroit où s’ébattent la musique et la danse.

Le pilote joue du violon, le cuisinier souffle dans une flûte, un matelot bat du tambour, et le docteur sonne de la trompette.

Environ cent nègres, hommes et femmes, poussent des cris de joie, et sautent et gambadent comme des fous. À chacun de leurs mouvemens, les chaînes résonnent en cadence.