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V.
SOUCIS BABYLONIENS.

La mort m’appelle. — Je voudrais, ô ma bien-aimée, te laisser dans une forêt, dans une de ces forêts de sapins où hurlent les loups, où nichent les vautours, où grogne d’une façon effroyable la truie sauvage, réponse du porc aux poils blonds.

La mort m’appelle. — Ce serait mieux encore, ma femme, mon enfant, si je te laissais en pleine mer, lors même que le vent du nord fouetterait les vagues, et que des profondeurs de l’abîme tous les monstres qui y dorment, requins et crocodiles, s’élanceraient la gueule béante.

Crois-moi, mon enfant, ma femme, — ni la mer sauvage, irritée, ni la forêt redoutable ne sont aussi périlleuses que le séjour où nous sommes. Si terribles que soient le loup, et le vautour, et le requin, et tous les monstres de la mer, Paris contient des bêtes plus méchantes et plus furieuses encore, — Paris, la splendide et riante capitale du monde, Paris qui chante et qui danse, le beau Paris, enfer des anges et paradis des diables ! — Penser que je dois te laisser seule ici, ah! cela me bouleverse le cerveau, cela me rend fou!

Les mouches noires voltigent autour de mon lit avec des bourdonnemens moqueurs; elles se posent sur mon nez, sur mon front : — fatale engeance ! Quelques-unes d’entre elles ont des visages d’hommes, il y en a aussi qui ont des trompes d’éléphant comme le dieu Ganesa chez les Hindous. J’entends au fond de mon cerveau un grand remue-ménage. Il me semble que quelqu’un y fait sa malle, et que mon esprit, — ô mon Dieu ! — que mon esprit va déguerpir avant que je ne m’en aille moi-même.

VI.

LE NÉGRIER.

I.

Le capitaine du navire, mynher van Koek, est assis dans sa cajute, occupé à faire ses comptes. Il calcule le prix du chargement et les bénéfices probables.

« La gomme est bonne, le poivre est bon, j’en ai trois cents sacs et trois cents tonneaux. J’ai aussi de la poudre d’or et de l’ivoire; mais la marchandise noire est ce qui vaut le plus.

« J’ai six cents nègres que j’ai acquis par échange, et presque pour rien en vérité, aux bords du Sénégal. La chair est ferme, les nerfs sont tendus; on dirait du bronze bien coulé.

« En échange j’ai donné de l’eau-de-vie, des perles de verre, des instrumens d’acier. J’y gagnerai huit cents pour cent, si la moitié seulement reste en vie. Oui, s’il me reste seulement trois cents nègres dans le port de Rio-Janeiro, la maison Gonzales Perreiro me comptera cent ducats par tête. »

Tout à coup mynher van Koek est arraché à ses méditations. Le chirurgien du navire entre dans la cajute, M. le docteur van der Smissen.