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Le corps dit à la pauvre âme : Oh ! console-toi. Ne t’afflige pas ainsi. Nous devons supporter en paix le sort que nous fait le destin. J’étais la mèche de la lampe, il faut bien que je me consume; toi, l’esprit, tu seras choisi là-haut pour briller, jolie petite étoile, de la clarté la plus pure. Je ne suis qu’une guenille, moi; je ne suis que matière; vaine fusée, il faut que je m’évanouisse et que je redevienne ce que j’ai été, — un peu de cendre. Adieu donc, et console-toi. Peut-être d’ailleurs s’amuse-t-on dans le ciel beaucoup plus que tu ne penses. Si tu rencontres le grand Baer''[1] — non pas l’ours Meyer — dans la voûte des étoiles, salue-le mille fois de ma part.

IV.
LES PANTOUFLES ROUGES.

La méchante chatte, si vieille et si grise ! elle disait qu’elle était cordonnière! Il y avait devant sa fenêtre un petit étalage de pantoufles pour les jeunes filles, petites pantoufles de maroquin, de satin, de velours, ornées de garnitures d’or et de rubans à mille fleurs. La plus jolie de toutes, c’était une paire de pantoufles d’un rouge écarlate; au merveilleux éclat de ses reflets, mainte fille, en passant, avait la joie au cœur.

Une jeune et blanche souris de bonne maison passait devant l’étalage de la cordonnière. Elle revient sur ses pas et s’arrête, elle regarde par la fenêtre et dit enfin : Salut, madame la chatte! Vous avez de bien jolies petites pantoufles rouges. Si elles ne coûtent pas trop cher, je les achète; dites-moi votre prix.

La chatte répondit : Ma gentille demoiselle, je vous en prie, entrez, honorez ma demeure de votre présence. Les plus belles demoiselles viennent chez moi, des duchesses même, la première noblesse... Les pantoufles, je vous les laisserai à bon marché; mais voyons d’abord si elles vous vont. Ah! je vous prie, entrez et asseyez-vous.

Ainsi parle d’un ton doucereux la méchante et perfide chatte, et la blanche petite inexpérimentée tombe dans le piège, dans le guet-apens meurtrier. La souris s’assied sur un banc et tend sa jambe fine pour essayer les souliers rouges; — c’était un type d’innocence et de sérénité. — Tout à coup la méchante chatte la saisit et l’égorge avec ses griffes furieuses. Elle lui mord sa pauvre petite tête et dit : Ma chère, ma blanche petite créature, ma petite souris, te voilà morte comme une souris, raide morte ! Toutefois je veux placer sur ta tombe les petites pantoufles écartâtes; quand la trompette du jugement sonnera pour la dernière danse, tu sortiras du tombeau comme les autres, et alors tu mettras les petites pantoufles rouges.

MORALE DE LA FABLE.

Blanches petites souris, prenez garde à vous ! ne vous laissez pas amorcer par l’éclat des choses du monde ! Mieux vaut, je vous le conseille, mieux vaut trotter pieds nus que d’acheter des pantoufles chez la chatte.

  1. Den grossen Baeren, la grande Ourse.