bourgeoisie. Ces sortes de poètes saisissent tout cela d’une vue prompte, nette et subtile ; ils n’ont besoin de travail, ni d’arrangement, ni de réflexion ; leur esprit est peuplé d’images, mais les images seulement s’y reflètent. Ils n’aperçoivent pas l’usurier derrière l’habit de velours, la fatigue du lendemain après le vin pétillant, le travail douloureux et l’âge mûr caduc après l’irréflexion et la jeunesse usée. Seulement ils voient bien que l’habit est lourdement neuf, le velours maladroitement porté ; les jambes sont vacillantes, et les amourettes légères, et ils rient. Tout au plus remarquent-ils le ruisseau boueux sous les jambes vacillantes, la coquetterie et l’infidélité derrière les amourettes ; ils ne crieront pas gare, et c’est leur seule manière de faire de la morale. Leur littérature devient dès lors une espèce particulière de paganisme, non pas ce paganisme des beaux temps de l’art antique tout préoccupé de la beauté matérielle, mais le paganisme des vieilles civilisations, celui qui est la punition des sociétés chrétiennes aux époques où la foi s’affaiblit, c’est-à-dire la passion, non du beau corporel, mais du bizarre, du monstrueux, de l’original et du risible.
De tels poètes, qui ont plutôt des sens que de la raison, plutôt des formules que des pensées, portent encore un autre signe, ce signe qui donne un si effroyable caractère à la littérature de notre temps, je veux dire la raillerie universelle contre toute religion et toute morale, contre eux-mêmes, contre leurs opinions quand ils en ont, contre leur conscience quand parfois elle se réveille. Ils sont entraînés par une sorte de délire mystérieux et de fièvre étrange ; ils sont amoureux de la pensée présente, il faut qu’elle leur appartienne, qu’ils l’écrivent ; elle est vile, imbécile, ou menteuse, peu importe, pourvu qu’elle soit brillante : il est nécessaire qu’elle soit reconnue leur propriété, leur maîtresse à la face du monde artistique. Ils n’ont plus ni jugement ni raison, ils sont possédés par leur invention, et jamais les possessions diaboliques du moyen âge n’ont exercé une aussi cruelle tyrannie. Ce délire de la forme, cet emportement de l’image qui se sont emparés de notre siècle existent sans doute à un moindre degré chez Coquillart ; il lui reste encore quelque bon sens, mais il a bien aussi ce caractère d’attaquer ce qu’il respecte au fond de sa pensée.
Dans les deux siècles, les mêmes causes avaient produit les mêmes effets : la vie bruyante de la première moitié du siècle avait réveillé les images des choses. Il en est toujours ainsi après les temps fort agités. Quand beaucoup d’événemens ont passé en peu d’instans sous les yeux d’une génération, toutes les facultés se trouvent surexcitées. La fièvre saisit l’imagination effrayée par de profondes terreurs, par l’attente et l’effroi d’une société nouvelle. La mémoire est tenue en continuelle activité par la comparaison entre les choses du passé et les mœurs du temps présent. Dans ces troubles suprêmes, la fortune passe à chaque instant à la portée des mains de tous, mais poursuivie par la mort qui la suit de près, et, pour faire fortune comme pour éviter la mort, la volonté reste toujours armée en guerre. C’est surtout dans la génération suivante qu’un tel mouvement manifeste sa puissance ; il est alors généralisé, il devient la loi de l’époque. Dans l’art, il produit toujours deux choses, l’activité de la forme, c’est-à-dire la littérature d’images et de comparaisons, et l’inertie dans les idées, c’est-à-dire le scepticisme.