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forgelatin, tous les docteurs mâche-glose. On discute la grande question, la Simple contre la Rusée, l’amoureuse d’autrefois contre la galante des temps modernes. Maître Jehan l’Estoffé préside, gravement assis, raide et pompeux comme une épousée ; c’est un véritable éplucheur de chardons, un vrai contrôleur de bélîtres. Les avocats sont là qui s’insultent hypocritement, tâchant de vaincre les bonnes raisons par les injures et les idées par les mots. Monseigneur le juge semble gagné par la Rusée, sa raide gravité n’a pu tenir contre ces yeux reluisans comme les facettes d’un diamant ; mais il y a parmi les jurés nombre de sages personnages : voleurs dans leurs boutiques, raffineurs de draps, maîtres clercs en faux poids, grands abatteurs de mensonges, ils sont trop vieux pour n’être pas touchés par les charmes de l’antique fée qui présida aux corruptions de leur jeunesse, la simple et débonnaire fille de joie. Ce sont bonnes gens et discrètes personnes.

Nous pourrions descendre plus bas encore, mais nous avons donné de cette étrange société, de cette curieuse manière de peindre, une idée aussi complète que le permettait une si révoltante corruption. Il en est du reste de cette littérature comme de l’esprit que donne le vin, et elle ressemble au lendemain d’une orgie. Quelques contractions nerveuses, quelques fiévreuses lueurs rappellent seules que ces faces pâles, ces lèvres bleues, ces yeux éteints, ont été des visages illuminés par l’âme du vin, des yeux brillans, des lèvres comme enflammées par le feu de l’esprit. Ainsi en est-il de la poésie de Coquillart, et quand nous la prenons loin des événemens qui l’ont inspirée, séparée de ce cynisme qui en est comme la parure, nous ne la voyons plus qu’inerte et décolorée ; à quelques traits seulement, nous pouvons reconnaître tout ce qu’il y avait en elle de vivant et d’original. Il y a là sans doute une grande leçon pour les littératures fiévreuses comme l’est celle de notre siècle : elles ne peuvent arriver à la postérité que d’une assez triste façon, n’y paraissant au grand jour que privées de leur énergie, de ce qui fait leur vie et explique leur influence.

Cependant, si nous sommes sévère pour la poésie de Coquillart, nous nous gardons bien d’en conclure une vie corrompue. Pourtant, comment en sa vieillesse, avec son caractère et sa position, a-t-il pu arriver dans sa poésie à un tel cynisme ? C’est là une question d’histoire littéraire des plus importantes, c’est aussi la question capitale de cette étude, car la solution de ce problème donne non-seulement le mot de l’histoire du XVe siècle, mais elle jette aussi une grande lumière sur la vie morale de tout le moyen âge.

Je ne puis croire que Coquillart n’ait été qu’un vieillard libertin ; Marot, qui le dit, paraît avoir obéi uniquement à l’attrait d’un double jeu de mots. Comment admettre que l’ami, presque le confident du saint et savant archevêque Jean Juvénal des Ursins, que cet homme accablé d’honneurs et de respects par toutes les classes d’une cité maligne et sensée, choisi comme chef par les deux classes les plus graves et les plus saintes de cette ville, comment admettre qu’un tel homme n’ait été qu’un honteux vieillard perdu de débauche, et qu’il soit mort à quatre-vingt-dix ans des suites du libertinage de toute sa vie ! Coquillart a été un écrivain singulièrement cynique, il a commencé à l’être à près de soixante ans ; c’est un triste et étrange mystère sans doute, mais il s’explique.

Il n’était pas rare de voir les bons gaudisseurs porter fort sérieusement