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n’avait pu procurer que le bien-être, et ce bien-être même avait encore contribué à développer ces rudimens de dépravation et d’affaiblissement du sens moral que contenaient les crimes et les misères du passé. La foi seule eût pu reconstruire la pureté et la simplicité des mœurs, mais la foi était blessée pour bien longtemps. Coquillart avait devant ses yeux la deuxième des générations qui étaient nées depuis la guerre ; cette génération ne touchait par aucun point au moyen âge, elle portait toute la peine des fautes paternelles, et elle était possédée par un besoin de luxe, de joie bruyante, de jouissances matérielles qui signalait la naissance d’un nouveau monde. Le poète rémois était surtout frappé de voir que la vie tout entière et pour toutes les classes était devenue une vie de loisir : chacun faisait l’école buissonnière et passait le temps à courir les fêtes, qui n’étaient plus réglées et organisées comme autrefois. La fantaisie entrait violemment dans l’humanité, et elle chassait la vieille société fondée par l’église. Les jeunes gens de la bourgeoisie se conduisaient tout comme autrefois se conduisaient les seuls jongleurs, et ils bâtissaient toute leur existence sur le plan de cette vie exceptionnelle que menaient, au grand détriment de leur conscience et de leur avenir, les plus libertins d’entre les écoliers. Le monde moderne prenait donc pour règle de sa conduite générale ce qui n’avait été que l’exception du moyen âge, et ce furent surtout ces idées qui jetèrent Coquillart dans la littérature. Il avait alors cinquante-six ans, et quand cette foule de nouveaux masques fit irruption sur la scène de ses observations, son esprit était assez calmé pour lui permettre d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de ces portraits.

En l’année 1477, on vit circuler dans les bonnes sociétés de la ville de Reims un petit opuscule intitulé le Playdoyer d’entre la Simple et la Rusée. C’était le premier ouvrage d’honorable homme et sage maître Guillaume Coquillart. Il fut à un an de distance suivi par l’Enqueste d’entre la Simple et la Rusée. Il s’agit dans ces deux ouvrages du mignon, l’amoureux par excellence, réclamé par deux femmes, la Simple et la Rusée. Celle-ci l’a enlevé dernièrement à sa rivale. Dans la première pièce, Me Simon et Me Olivier, avocats, plaident devant Me Jehan l’Estoffé, le juge, sur la question de propriété du mignon. L’enquête est ordonnée ; elle fait le sujet de la deuxième pièce. Là, devant un jury grotesque, comparaissent six témoins destinés à représenter toutes les infamies de la ville, et qui racontent les causes et détails de la querelle entre les deux femmes. Les termes de droit sont ingénieusement attachés à la trame ; chaque texte est juste, chaque glose est grave ; enfin c’est une enquête, un plaidoyer parfait et sérieux quant à la forme ; il n’y a que le fond, le débat, qui soit comique.

Ce débat peut être, au gré des imaginations amoureuses du symbolisme, le sujet de diverses interprétations. C’est la querelle de la vieille et de la nouvelle société, ou de la vieille et de la nouvelle littérature se disputant le génie de la France, ou bien encore des vieilles et des nouvelles amours symbolisées sous le nom de la Simple et de la Rusée. À première vue, c’est la lutte entre la femme galante des temps passés et celle des temps modernes. La première, la Simple, c’est l’amoureuse du moyen âge, à peu près fidèle, bonne et facile, ennemie acharnée de l’amour platonique, mais se contentant de jouir secrètement de ses amours. Pour la Rusée, la coquette moderne, elle est fausse,