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fleuves leur fournissent des bains rafraîchissans; ils reconnaissent un grand esprit, maître du monde, et adorent un manitou, image grossière de l’âme de l’univers; ils sont sagement gouvernés par leurs vieillards, qu’ils écoutent avec docilité; ils sont discrets et fiers; ils ont un beau langage figuré, plein de couleurs et d’images, dans lequel se reflètent comme dans un lac les choses naturelles. Nous plaignons néanmoins ces hommes, nous gémissons de les voir emmaillottés dans tant de préjugés et de superstitions, et les deux grandes églises qui se partagent la chrétienté envoient leurs missionnaires pour gagner ces âmes à Dieu et à la civilisation. Regardons cependant autour de nous, au sein de nos propres cités; nous y verrons des sauvages beaucoup plus rebelles à la prédication et infiniment moins gracieux, des sauvages sans naïveté, qui semblent avoir sucé tous les venins de la civilisation et n’exister que pour les absorber en eux, comme la tradition veut que les serpens et les crapauds existent pour sucer les venins de la terre. Leurs fleuves, ce sont les ruisseaux boueux des ruelles étroites et des carrefours; leurs ornemens, des loques fétides. Ils ont un langage figuré comme celui du sauvage d’Amérique, mais d’une énergie atrocement expressive, qui sue le meurtre, le vol et le vice. Ils n’ont ni feu, ni lieu, ni Dieu, ni lois, ni gouvernement. Ils vivent au-dessous de la société, dont ils rongent les fondemens comme des termites, — mine toujours chargée, qui n’attend qu’une occasion et qu’une main perverse pour faire sauter l’édifice social. Nous ne les nommons pas des sauvages, et nous ne consentons pourtant pas à les regarder comme des citoyens; nous les appelons chrétiens, et nous refusons de les traiter comme nos frères; nous les flétrissons des noms expressifs et mérités de populace et de canaille; nous sommes toujours en garde à leur endroit, nous édictons contre eux des lois et des règlemens de police à l’infini; nous payons toute une armée pour les traquer, les surprendre et les châtier. Ils ne sont ni éducables, ni convertissables, et nous n’en faisons pas moins les efforts les plus charitables pour les ramener dans de meilleures voies, pour leur faire entrevoir quelques rayons du monde moral. Hospices, sociétés religieuses, prédications, aumônes, enquêtes administratives, nous employons tous ces spécifiques qui manquent rarement leur effet sur les natures primitivement bonnes; mais, miracle singulier, ils n’ont aucun effet sur ces âmes perverties! Le nombre n’en diminue pas, et il semble augmenter au contraire avec chaque effort tenté pour le réduire. Cette société sauvage est véritablement comme l’hydre de Lerne : à mesure qu’on coupe une tête, il en renaît deux de la blessure, si bien qu’on en est à se demander si : la vraie société n’est pas réellement dupe de sa charité, et s’il ne vaudrait pas mieux, tout en se prémunissant contre cette populace,