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« — Vous ne la verrez pas, dis-je.

« — Craignez-vous que je ne la tue ?

« — Vous voulez insulter une pauvre fille innocente, qui ne vous a fait aucun mal ; voilà ce que je crains et ce que je ne permettrai pas, répondis-je.

« Cependant Lilla persistait et s’efforçait de me repousser. Que pouvais-je faire ? pour prévenir un malheur, je n’avais d’autre moyen que de répondre à Santina que j’y allais et que je désirais qu’elle s’en retournât, tout en retenant les mains de Lilla. Lorsque j’eus vu Santina rentrer à la maison, je laissai Lilla libre, et je lui dis : — Je vous demande pardon de la violence que je vous ai faite. Vous me remercierez un jour de vous avoir empêchée de commettre un acte indigne de vous.

« — Misérable ! dit-elle d’une voix rauque, le compte que nous avons à régler ensemble est lourd ; mais le jour du règlement viendra, tenez-vous-le pour dit. — Et à ces mots, elle s’en alla. »


Cette scène est belle ; elle a du mouvement et de l’originalité, elle est presque excentrique, et par conséquent elle doit être vraie. En général, quel que soit l’arrangement artistique du livre, on sent que M. Ruffini a surtout écrit avec ses souvenirs. C’est là ce qui fait le charme de cet épisode d’amour. La figure de Lilla n’aurait jamais été aussi vivante, si l’auteur n’avait pas écrit de mémoire ; elle n’aurait jamais été aussi vivement illogique, aussi follement insensée. Nous recommandons spécialement cet épisode aux romanciers anglais. Lilla est bien un portrait de femme, elle n’est pas entourée de ces nuages métaphysiques qui enveloppent comme des déesses ossianiques toutes les héroïnes du roman contemporain (celles de M. Thackeray exceptées, et encore !). En général d’ailleurs les caractères de femmes dans la littérature anglaise ont toujours été trop tout d’une pièce : ils sont ou trop angéliques, ou trop odieux, ou trop grossiers. Les nuances infinies du caractère féminin manquent pour adoucir et varier cette uniformité.

Lilla tint parole, et sa vengeance faillit être terrible. À quelque temps de là, Lorenzo la rencontre au spectacle, causant et riant avec un jeune officier des gardes du corps, à qui elle le désignait ouvertement. Involontairement les yeux de Lorenzo se portant sur cette loge, son regard rencontra celui du jeune officier, et il lui sembla lire une expression de défi dans la physionomie de ce dernier. À la sortie du spectacle, l’officier l’arrête, et quelle n’est pas sa surprise en reconnaissant le tyran Anastase, la terreur du collège, détrôné par lui naguère ! Un duel s’ensuit, et Lorenzo tombe blessé. La rancune de Lilla n’alla pas plus loin, et elle poussa l’indulgence jusqu’à venir, voilée, demander chaque jour de ses nouvelles. Lorenzo ne la revit plus que deux fois, et dans des circonstances encore plus tragiques. Lilla venait alors s’humilier et solliciter son pardon, que Lorenzo, quoiqu’il ne le dise pas ouvertement, fut trop heureux de lui accorder.