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conseiller. La facilité qu’on a de se venger de ces natures qui offrent tant de prise, le plaisir de les fouler aux pieds sans qu’elles puissent se défendre, le regret qu’on éprouve ensuite de ces quasi-lâchetés, la crainte d’avoir été trop dur, prolongent outre mesure ces orageuses passions, qui ne finissent jamais chez les hommes vulgaires, qui flétrissent et empoisonnent leur vie, et dont les natures élevées elles-mêmes ne se délivrent qu’avec peine et après de longs combats. Lorenzo eut à faire toutes ces expériences.

Telle était donc Lilla, jeune femme de vingt ans à peine, fille d’un noble génois et d’une actrice, veuve du marquis d’Anfo et sœur du comte Alberto, ce même domino qui avait présidé la séance nocturne où Lorenzo fut reçu carbonaro. Enfant gâté de son père, jamais ses caprices n’avaient été contrariés, et à dix-sept ans elle s’était mariée par amour avec un des dandies les plus renommés de Rome, élégant cavalier qui, ayant épousé Lilla plutôt pour refaire sa fortune dilapidée que par une inclination bien marquée pour elle, eut la galanterie de se briser le cou trois mois après son mariage. Gracieuse, coquette, spirituelle, volontaire, au fond Lilla n’aimait guère que la vanité, tout ce qui brille un moment, et tout ce qui donne un succès d’un moment. Elle aimait, par exemple, les couleurs voyantes, qui attirent invinciblement l’œil ; elle avouait avec naïveté qu’elle pouvait se consoler de l’absence de celui qu’elle aimait toutes les fois qu’elle produisait un effet et qu’elle obtenait un succès d’admiration. Boudeuse, querelleuse, changeante, gracieux Protée féminin, il ne fallait jamais la prendre au mot, ni compter sur la force de son affection, lorsque sa vanité pouvait être blessée. On ne devait attendre d’elle ni indulgence, ni pitié pour les plus légères fautes vénielles contre l’élégance et le bon goût. Un jour, le pauvre Lorenzo est saisi d’une sorte de petite-vérole qui le défigure momentanément. Il écrit à Lilla en lui annonçant son départ prochain pour les bains de mer, et s’excuse de ne pouvoir se présenter auprès d’elle avec la ridicule figure que lui avait faite sa maladie. Lilla se fâche et lui ordonne de venir dès le lendemain, s’il veut expier sa faute et obtenir son pardon. Pouvait-il supposer que son affection pût être influencée par un tel accident ? « Je fus assez faible pour céder. Lilla fut choquée à ma vue, et ne put s’empêcher de le laisser voir. Je le remarquai, et j’en fus piqué. Notre entrevue fut froide et courte. Nous nous sentions tous deux mal à l’aise, et lorsque nous nous séparâmes, il y avait un nuage entre nous. Pauvre Lilla ! ce n’était pas sa faute, mais la mienne. Les hommes doivent faire très attention à ne pas choquer ce sentiment d’élégance et de beauté qui est inné chez les femmes, et qui n’est jamais blessé avec impunité. Ma figure était rouge et gonflée, et une grande partie de ma chevelure, ma seule beauté,