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sonorité qui s’accroît par le mouvement et qui éclate tout à coup comme une gerbe de lumière électrique, ce crescendo enfin dont Rossini a tant abusé, on le retrouve partout, dans les faits politiques, dans la vie morale tout autant que dans la fantaisie. Par ses qualités comme par ses défauts, Rubini appartenait à son temps et à l’école de musique qui en a exprimé les tendances.

On rapporte que la reine Marie-Antoinette demanda un jour à Sacchini si Garât, le fameux chanteur, était bon musicien. — Non, répondit l’illustre maestro, il n’est pas musicien, mais c’est la musique même. On aurait pu appliquer à Rubini cette heureuse saillie de l’auteur d’Œdipe à Colone. Son instinct était si parfait et si sûr, son oreille si prompte et si délicate à saisir au passage les nuances les plus fugitives, qu’il aurait fallu vivre dans sa plus grande intimité pour apercevoir ce que son éducation musicale laissait à désirer. Jamais devant le public et dans les morceaux d’ensemble les plus compliqués, tels que le sextuor de Don Juan, Rubini ne trahissait la moindre hésitation. Il était même d’une docilité d’enfant à suivre les mouvemens qu’on voulait lui indiquer, et il disait souvent à ses camarades et au chef d’orchestre qui semblaient le consulter sur la convenance et la propriété d’un rhythme : — Ne vous occupez pas de moi; allez, je vous suivrai. Cet exemple d’un virtuose admirable qui sait à peine déchiffrer quelques notes de musique, et qui devine par l’instinct les plus savantes combinaisons du génie, est un phénomène qui s’est produit souvent en Italie. Ansani, qui a été le maître de M. Lablache au conservatoire de Naples, ne savait littéralement pas une note de musique. Ses élèves étaient obligés de lui chanter et de lui apprendre par cœur le morceau sur lequel ils voulaient avoir ses conseils. Davide fils, Mme Pasta et beaucoup d’autres chanteurs célèbres étaient presque dans le même cas. Nous pourrions citer des exemples bien autrement remarquables de la puissance de l’intuition dans les arts du génie, comme les appelle Voltaire, et il nous serait facile de prouver que les plus grandes choses de ce monde sont le résultat d’un aperçu de l’instinct. Voilà pourquoi la poésie est l’essence de tout ce qui est beau et durable.

Homme de mœurs simples et réservées, Rubini aimait à vivre dans l’intérieur de sa famille. En 1819, il avait épousé à Milan une cantatrice française, Mlle Chomel, qui avait été élevée au conservatoire de Paris, où elle avait reçu des leçons de Garat. Cette union, qui paraît avoir été heureuse, avait tellement absorbé les affections de Rubini, que l’une de ses plus grandes craintes était d’éveiller la jalousie de sa femme. Lorsqu’après avoir chanté l’un de ses morceaux favoris qui excitait les transports du public, il rentrait dans les coulisses où chacun s’empressait de lui témoigner son admiration, il se sauvait bien vite dans sa loge pour éviter, disait-il en riant, une querelle de ménage. La mère la plus rigide n’aurait pas donné à son fils de meilleurs conseils que ceux que Rubini donnait aux jeunes ténors qui se destinaient au théâtre. C’est qu’en effet, pour bien chanter et pour chanter longtemps, il ne faut pas oublier le sens caché de ce vers de Juvénal parlant d’un chanteur grec, Thrysogonus, qui avait perdu la voix :

…… sunt quæ
Thrysogonum cantare vetent.

Rubini se ménageait beaucoup. Sobre et de goûts faciles, il évitait toute