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Lazare se promenait à grands pas dans son atelier en cassant par petits morceaux le manche d’une brosse qu’il tenait à la main. — Je ne sais pas si vous allez bien me comprendre, dit-il enfin; mais j’affirme que tout ce que vous allez entendre est la vérité, et, si singulière qu’elle vous paraisse, vous m’obligerez en y ajoutant foi. Et d’abord, je vous le répète, Mme Claire n’est jamais venue ici, et je ne l’ai pas vue depuis le jour où j’ai été chez elle pour la dernière fois. Lorsque je me suis condamné à ne plus la voir pour la raison que vous savez, j’espérais bien que cette absence amènerait l’oubli; ce n’était là, à ce qu’il paraît, qu’un remède de bonne femme. Malgré moi, toutes mes pensées retournaient aux lieux que j’avais quittés : ma vie était troublée et bouleversée, comme je vous le disais un jour, par un amour entré chez moi ainsi qu’un coup de vent par une fenêtre. C’est alors que j’ai songé à utiliser cet amour tout en le servant.

Eugène dressa la tête et parut écouter avec plus d’attention.

— J’arrive à l’origine de ce portrait, continua Lazare; elle vous expliquera quelle véritable signification peut avoir sa présence dans mon atelier, et fera, je l’espère, disparaître toute équivoque de votre esprit. On m’avait dit, et j’avais lu souvent, que l’amour possédait une puissance d’inspiration dont l’art pouvait faire son profit. Des chroniques ont cité des exemples de chefs-d’œuvre qui n’avaient pas d’autre source. J’ai voulu renouveler l’expérience, j’ai fait poser mes souvenirs, et j’ai commencé ce portrait. Je vous en ai dit assez pour craindre de vous dire tout. J’avouerai donc que j’avais un double but en me mettant à l’œuvre. D’abord je me rapprochais de celle dont je m’étais éloigné volontairement pour des raisons que je vous ai fait connaître. Ensuite cette tentative devait avoir pour résultat de fixer mes irrésolutions. Si la passion de l’homme avait un écho dans le travail de l’artiste, l’œuvre qu’il allait produire sous l’influence de cette passion en porterait l’empreinte. Ce portrait ne serait pas seulement une reproduction plus ou moins fidèle d’une figure périssable, mais une création vivante. Alors tout était dit. Au lieu de combattre cet amour comme j’avais tenté de le faire, je l’acceptais avec ferveur. Amant, je faisais de ma passion l’hôte assidu de ma solitude, où elle eût été reine, à la condition qu’elle se ferait l’esclave de l’artiste aux heures du travail, — que le sentiment deviendrait un instrument.

— Et, dans votre opinion, que vous a répondu l’expérience ? demanda Eugène.

— Vous le voyez, répondit Lazare en indiquant sa toile.

— Si vous me demandez mon impression exacte, dit le jeune homme, je vous répéterai ce que je vous ai dit déjà : — C’est Claire