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D’après la disposition d’esprit où il avait laissé Claire, Lazare s’attendait à recevoir le lendemain la visite d’Eugène, qui lui apporterait sans doute les nouvelles d’une rupture entre lui et sa maîtresse. Le jeune homme ne vint pas ce jour-là ni le suivant; Lazare se mit en route pour aller chez lui, mais il revint sur ses pas. En chemin, il avait fait cette réflexion, que la présence d’un tiers pouvait être gênante au milieu d’un casus belli de ménage. Cette abstention que lui dictaient les convenances lui sembla un peu dure; sa curiosité ne s’y soumettait pas sans regret. Le quatrième jour, n’ayant pas entendu parler d’Eugène, il prit le parti d’aller chez Claire. Comme il arrivait devant la maison de celle-ci, il remarqua que les volets étaient fermés, ce qui semblait indiquer que l’appartement était inhabité. Lazare en tira cette conséquence, que la crise prévue par lui avait eu un départ pour conclusion. Machinalement il se dirigea vers le logement particulier d’Eugène, qui avait une chambre chez son père : là peut-être il pourrait savoir quelque chose; un scrupule le retint, il se rappela qu’un jour, étant allé voir son ami chez lui, dans un cas de pressante nécessité, un domestique de la maison était entré dans la chambre d’Eugène au moment où celui-ci lui remettait de l’argent. L’idée que ce domestique pourrait attribuer à sa visite un but semblable fut plus forte que la curiosité : il n’entra point chez Eugène, et revint à son atelier.

— Il est certain, pensa-t-il, que tout s’est passé comme je l’avais prévu; il y aura eu séparation. Après cela, Eugène n’aura eu que ce qu’il méritait; j’en suis fâché pour lui, et un peu aussi pour moi : c’était une maison agréable. J’y mettrais du mien pour que cela ne fût pas arrivé; Eugène sera désolé, parce qu’au fond, soit habitude ou autre chose, il tenait à Claire. Elle-même, malgré tout ce qu’elle disait, lui était encore très attachée; elle n’aura point pris sans souffrir un parti aussi extrême. Ce serait peut-être faire plaisir à tous les deux que de leur servir de trait d’union. Cependant ce serait me risquer dans un rôle indiscret, on pourrait de part et d’autre me prendre pour un fâcheux. C’est égal, je voudrais bien savoir ce qui en est.

Le lendemain, vers le milieu de la journée, Lazare allait se mettre à travailler, lorsqu’il entendit un bruit de pas dans l’escalier et reconnut la voix d’Eugène, qui fredonnait dans le corridor. — Ceci n’a point l’air d’être un De profundis, pensa l’artiste. Au même instant, son ami entrait dans l’atelier, la figure radieuse comme un ambassadeur de bonne nouvelle. — Que diable faites-vous, et que s’est-il passé depuis l’autre, soir ? demanda vivement Lazare, vous m’avez laissé dans une inquiétude...