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dîner quelques phrases qui fourniraient à Lazare l’occasion d’entrer en scène; mais elle s’abstint de toute allusion à ce qui s’était passé. En quittant la table, Eugène annonça qu’il allait sortir. — Me restez-vous ? demanda Claire à l’artiste.

— Oh! fit Eugène, je crois qu’il est imprudent de compter ce soir sur l’ami Lazare. Il a reçu certaines dépêches...

— Je n’ai affaire que dans une heure ou deux, répondit l’artiste.

— Eh bien ! fit Eugène en s’adressant à Claire, comme je serai peut-être rentré avant le départ de Lazare, tu ne passeras pas la soirée seule. Toi qui aimes les romans, ajouta-t-il tout bas en lui désignant l’artiste, fais-lui raconter le sien.

Resté seul avec Claire, Lazare demeura fort contrarié du personnage qu’il avait accepté. Quelque chose dont il ne se rendait pas bien compte le blessait dans ce rôle. Pour qu’il atteignit le but que son ami s’était proposé en le lui confiant, il fallait qu’il mît dans ses révélations une conviction qui leur retirât toute apparence mensongère; mais saurait-il tromper la finesse d’une femme ayant l’expérience des sentimens que devant elle il devait feindre pour une autre ? Son observation assidue n’intimiderait-elle pas le jeu d’un comédien novice ? En supposant que Claire devinât la figure sous le masque, quand elle lui aurait retiré le sien, quelle attitude aurait-il devant elle ? Une fort ridicule sans doute. Le moins qu’elle pût faire, c’était de se moquer de lui, et dans cette moquerie il était bien difficile qu’elle ne mêlât pas quelque amertume à propos de cette conspiration préméditée qui avait pour but de la tromper... Ce dénouement inquiétait Lazare. Il voyait sa situation compromise dans la maison où la rancune de Claire pouvait aller jusqu’à le mettre dans l’obligation de ne plus reparaître. Et cependant ce qu’il redoutait le plus, c’était que son récit fût accepté, et qu’aux yeux de la jeune femme cette fable eût l’apparence d’une vérité. Cette inquiétude n’était qu’instinctive, il n’en soupçonnait pas la cause précise, mais elle existait. Toutefois il put espérer quelque temps qu’il n’aurait pas besoin de jouer ce rôle qui lui répugnait. Au lieu d’aller au-devant des confidences de Lazare, Claire la première lui fit les siennes. Ce fut l’épanchement déjà pénible, mais non pas encore plaintif, d’une âme qui se sent blessée, et n’ose pas regarder sa blessure dans la crainte de la trouver trop profonde. On voyait dans ce récit que son amour pour Eugène, au lieu d’être l’hôte paisible de son cœur, y brisait chaque jour quelque nouvelle illusion. Elle en rapprochait bien encore les débris, mais ceux-ci devenaient sans cesse plus nombreux, et elle avouait avec découragement que la patience pourrait