Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noblesse, du courage et du génie auquel pourrait parvenir le genre humain, a voulu placer à l’entrée de la vie active pour user ces forces étonnantes et éteindre ce feu généreux qui pourraient réaliser des prodiges d’héroïsme et d’amour ! C’est là que se perdent inutilement des trésors d’énergie, que vont littéralement au néant les semences de tant de vertus ; c’est là que se contractent les habitudes et les vices qui dépareront la vie entière : heureux encore si ces fautes et ces orages ne brisent pas la vie sur sa tige dès le début ! Oh ! si l’on pouvait sauter à pieds joints cette période terrible, le monde serait deux fois plus beau, plus riche, mieux ordonné qu’il ne l’est. Le pauvre Lorenzo en fit l’expérience. Dans les loisirs forcés que lui avait faits l’université, il se nourrit de songes politiques et rêva d’indépendance nationale. Autour de Lorenzo se groupait tout un petit cénacle d’amis aussi jeunes, aussi ardens et aussi oisifs que lui : son frère César Benoni, cœur tout aussi dévoué, mais imagination moins romanesque, esprit plus pratique et plus terre-à-terre ; Sforza, caractère énergique, âme de stoïcien, sobre, frugal, pauvre et supportant légèrement la pauvreté ; le prince d’Urbino, chevaleresque et sûr ami, esprit lourd, mais remplaçant la finesse par le dévouement ; enfin, avant tous les autres, Fantasio, le mystique rêveur, le remuant, le ténébreux Fantasio, ou autrement dit Mazzini en personne.

Lorenzo nous donne un portrait de ce bizarre et célèbre révolutionnaire dans sa jeunesse, avant la prison et les longs exils, avant les malheurs et les fautes, au moment où le rôle de conspirateur est charmant comme la jeunesse, au printemps de la révolution italienne, à l’époque de la floraison première des sociétés secrètes :


« Fantasio était mon ami d’un an. Il avait une belle tête, un front large et proéminent, des yeux noirs comme le jais, qui par momens lançaient des éclairs. Son teint était olive pâle, et ses traits, remarquablement frappans d’ailleurs, étaient comme enchâssés dans une forêt de cheveux noirs et flottans qu’il portait ordinairement longs. L’expression de sa physionomie, qui était grave et presque sévère, était tempérée par un sourire d’une grande douceur mêlée d’une certaine finesse qui trahissait une riche veine comique. Il parlait bien et abondamment, et lorsqu’il s’échauffait, il y avait dans ses yeux, ses gestes, sa voix et dans toute sa personne une puissance de fascination tout à fait irrésistible. Sa vie était une vie de solitude et d’étude ; les amusemens habituels aux jeunes gens de son âge n’avaient pas d’attrait pour lui. Sa bibliothèque, son cigare, son café, quelques promenades, mais rarement pendant le jour, plus fréquemment dans la soirée et au clair de lune et toujours dans des lieux solitaires, étaient ses seuls plaisirs. Ses mœurs étaient irréprochables, sa conversation était toujours chaste. Si quelqu’un des jeunes compagnons qui l’entouraient se permettait par hasard quelque plaisanterie égrillarde ou quelque expression à double sens, Fantasio y mettait fin immédiatement par quelque parole qui ne manquait jamais son effet.