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d’elle pour l’embrasser; ne devines-tu pas la cause de mon chagrin ? Comment peux-tu vivre ainsi ?

— Comment pourrais-je vivre autrement ?...

— Tu sais bien qu’il ne tient qu’à toi, répondit Mme Renaud. Veux-tu me promettre de devenir raisonnable ? Je ferai ta paix avec mon mari.

— Qu’est-ce que vous appelez devenir raisonnable, ma marraine ?

— Mais j’entends par là renoncer à un état qui n’en est pas un, et dans lequel tu perds inutilement ta jeunesse, ta santé. Si tu voulais!... Tu sais pourtant bien que mon mari pourrait te pousser dans une belle carrière.

— Ma carrière est toute tracée, dit Lazare. Dieu merci, je n’en suis plus à douter de ma vocation. Elle est certaine. J’ai déjà du talent, j’en puis acquérir davantage, et, lorsque j’aurai pu le constater, mon talent me fera un nom et une position que je ne devrai qu’à moi-même. Soyez tranquille, mon avenir ne fera pas pitié.

— Mais le présent! dit Mme Renaud.

— Le présent, c’est autre chose, dit Lazare; je comprends qu’il ne fasse pas envie, cependant j’ai été encore plus malheureux.

— Est-ce possible ? interrompit sa marraine.

— Sans doute, répondit le jeune homme. Les efforts que j’ai dû accumuler pour traverser mon premier temps d’épreuve me semblaient bien plus pénibles à une époque où je n’étais point sûr qu’ils eussent un but. Je pouvais me tromper comme tant d’autres qui sont sincères dans leur erreur; mais je vous le répète et vous l’assure, à l’heure qu’il est je puis avoir confiance en moi. J’ai tous les élémens nécessaires pour réussir; ce n’est plus qu’une question de temps, et si le chemin est mauvais, je m’en console en songeant qu’il mène où je veux aller, c’est tout droit. Voilà pourquoi je ne consentirai point à revenir sur mes pas.

Comme Lazare achevait, il entendit frapper à sa porte. — Désirez-vous que je ne réponde pas ? demanda-t-il à sa marraine.

— Ouvre au contraire, répondit celle-ci. C’est probablement quelqu’un qui doit me rejoindre ici.

Lazare ouvrit. Un homme se présenta en saluant. Il était porteur d’une grosse tête carrée encadrée dans des favoris rouges. Un sourire obséquieux se dessinait sur sa bouche, qui paraissait fendue avec un sabre. Son accent et son maintien révélaient en même temps sa nationalité et sa profession.

— Monsieur est un tailleur qui vient pour te prendre mesure d’un habillement, dit Mme Renaud.

Le tailleur s’inclina et tira gravement de sa poche un mètre, des fils à plomb, une petite équerre et un carnet qu’il déposa sur la table. Lazare le regardait avec surprise et le prenait pour un