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chez eux, leur ancien ami y resta encore quelque temps à parler de l’époque où ils s’étaient connus, évitant d’ailleurs avec soin d’aborder dans la causerie tout sujet qui aurait pu lui donner une tournure embarrassante pour ceux dont il croyait devoir ménager la discrète susceptibilité.

Quand il fut sorti, il y eut entre les deux frères un moment de silence. Paul, qui connaissait le caractère d’Antoine, devinait dans ses traits une préoccupation à laquelle il sentait instinctivement n’être pas étranger. Cependant les façons d’être de son aîné l’inquiétaient; il y avait dans ce calme sérieux, avant-coureur des orageux débats domestiques, quelque chose de quasi solennel à quoi il n’était pas habitué. Il pressentait vaguement que l’esprit de son frère était en proie à une lutte douloureuse. Quelquefois il surprenait dans les yeux d’Antoine un rapide éclair d’indignation hautaine, auquel succédait un regard de pitié dédaigneuse qui tombait sur lui lent et lourd, comme une offense qu’on ne peut pas relever. Ne pouvant supporter plus longtemps cette incertitude menaçante, il préféra aborder le premier une explication qu’il supposait inévitable, et fournit le prétexte qui devait l’amener en étendant sa main pour prendre la carte de visite déposée sur la table par le jeune homme qui venait de se retirer. — Qu’en veux-tu faire ? dit froidement Antoine en s’emparant de la carte de visite avant Paul.

— Je voulais la serrer pour la remettre à notre grand’mère quand elle rentrera.

— Je la lui remettrai moi-même, répondit Antoine;... tu pourrais peut-être l’oublier.

— Pourquoi ? fit Paul avec un commencement d’animation.

— C’est que tu as bien peu de mémoire, dit Antoine, puisque tout à l’heure tu semblais ne pas te souvenir que ce pouvait bien être à notre grand’mère que Jules avait affaire.

— Écoute, interrompit Paul, n’interprète pas mon silence autrement qu’il ne doit être interprété. Je croyais qu’il n’était pas utile d’apprendre à Jules ce que tu as jugé à propos de lui faire connaître.

— Ta raison ! ta raison ! donne-la vite ! murmura Antoine, dont le visage était envahi par une pâleur terne qui indiquait un vif bouleversement intérieur.

— Ma raison, reprit son frère, c’est qu’il y a telle circonstance où il est pénible d’apprendre une chose qui semble placer les gens que l’on connaît dans une condition de supériorité vis-à-vis de soi. Cette circonstance s’est présentée pour Jules tout à l’heure. Il lui était difficile de n’être point gêné en face de nous par une démarche dont il ne pouvait pas prévoir les suites. Aussi n’a-t-il pas su dissimuler assez vite son embarras. Et toi-même, ajouta Paul en regardant son frère, je me suis aperçu que tu as rougi légèrement.