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été suivis par leur grand’mère, qui avait voulu malgré eux s’associer aux chances hasardeuses d’une existence dont la rigueur certaine ne pouvait pas avoir de terme limité. L’installation en commun de l’aïeule et de ses petits-fils eut lieu dans un logement situé rue du Cherche-Midi, à l’étage supérieur d’une vaste maison habitée en partie par des familles d’artisans. Ce logement, dont le loyer était très modique, se composait seulement de deux pièces. La plus habitable et la mieux exposée fut réservée à la grand’mère. Elle y disposa avec la minutieuse symétrie particulière aux vieilles gens tous les objets à elle appartenant qu’elle avait emportés de chez son gendre, c’est-à-dire tout son petit ménage qui avait vieilli avec elle, depuis le miroir où elle avait toute enfant souri à son premier sourire jusqu’au crucifix d’ivoire jaune qui avait reçu le dernier souffle de son mari, brave et robuste artisan mort à son œuvre comme un soldat sur la brèche, et qu’elle avait vu un jour rapporter chez elle sur la civière de l’assistance publique.

Chacun de ces meubles et une foule de petits objets sans utilité apparente rappelaient à la grand’mère une date chère à sa mémoire, et formaient autour d’elle un paisible horizon de souvenirs domestiques auquel son regard était tellement habitué, qu’on n’aurait pu changer de place la moindre chose sans qu’elle le remarquât. Aussi avait-elle exigé de ses enfans qu’ils n’entrassent jamais dans sa chambre pendant son absence, tant elle craignait que leur étourderie, qui lui était connue, n’apportât quelque désordre au milieu de son intérieur, où la meilleure loupe n’aurait pu découvrir un seul grain de poussière, quand elle avait tout essuyé, épousseté avec autant de soins et de précautions qu’eût pu le faire le plus vigilant gardien d’un musée.

La pièce occupée par les deux frères avait été arrangée à leurs frais de façon à pouvoir servir d’atelier. Autant la chambre de l’aïeule paraissait, à cause de l’encombrement qui y régnait, pleine à n’y pouvoir remuer, autant l’atelier paraissait nu et vide, Antoine et son frère n’ayant eu pour le garnir que les objets indispensables pour leur travail. Ils y couchaient tous les deux dans des hamacs en toile à voile qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes, et que l’on tendait chaque soir.

La grand’mère, qui souffrait de voir ses enfans coucher dans des hamacs, voulait qu’ils achetassent des lits. Antoine s’y refusa, donnant pour prétexte qu’un lit était un meuble gênant dans un atelier de peintre. — Et puis, ajoutait-il en riant, nous sommes si paresseux, mon frère et moi, que si nous en avions un, nous n’aurions jamais le courage de le faire.

— Est-ce que je ne suis pas là, moi ? s’écria naïvement la