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vraisemblance, à l’assassin d’Henri III (el Valiente Jacobin), et qui se serait placé peut-être à côté de ces panégyriques de Jacques Clément prononcés en chaire par les prédicateurs de la ligue. Si Lope de Vega, en traitant des sujets nationaux, n’a pas su s’élever au vrai drame historique, n’espérez pas trouver dans les drames qu’il emprunte à l’histoire de l’Europe du nord ce chef-d’œuvre que nous cherchons. Lorsque Shakspeare promène son imagination chez les peuples modernes, lorsque Goethe et Schiller, entraînés par son exemple, nous conduisent en Italie, en France, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, ce qu’ils poursuivent avant tout, c’est ce que poursuivent Corneille et Racine dans les sujets antiques, la vérité, la nature, l’éternelle nature, c’est-à-dire le cœur et les passions sous le costume particulier d’un pays. Lope de Vega ne se soucie ni de la réalité locale ni de la vérité universelle, il ne veut qu’une occasion pour ses romanesques tableaux. S’il touche même parfois à de grands faits contemporains, il y déploie ses imbroglios comme s’il eût pris pour texte quelque vieille légende fabuleuse. Voyez la pièce qu’il a intitulée la Nécessité déplorable (la Fuerza lastimosa)! Il y a d’évidentes allusions à l’expédition de Philippe II contre l’Angleterre; mais savez-vous quelle transformation subit l’invincible Armada ? Il ne s’agit plus de la lutte de deux peuples et de deux religions, il s’agit des plus étranges aventures qu’on puisse imaginer. Une fille du roi d’Irlande donne rendez-vous dans le palais à un gentilhomme qui l’aime. Un autre gentilhomme surprend le secret, fait arrêter son rival, escalade la fenêtre de la princesse au moment indiqué et profite de la méprise à la faveur de l’ombre. De là des complications sans fin : douleur de l’amant qui s’enfuit en Espagne, où il épouse la fille du comte de Barcelone; désespoir de la princesse, qui se croit abandonnée et dont la raison se trouble. Après quelques années, le gendre du comte de Barcelone revient dans son pays avec sa femme et ses enfans, persuadé que toute cette histoire est finie; mais le roi d’Irlande lui donne l’ordre de tuer sa femme et d’épouser la princesse qu’il a déshonorée. En vain proteste-t-il de son innocence, je ne sais quel dévouement chevaleresque à son roi le décide à obéir, et il livre sa femme aux bourreaux. Bientôt cependant, à la suite de ces odieuses catastrophes, la guerre éclate entre l’Espagne et l’Irlande, et la flotte du comte de Barcelone tirerait vengeance de ce pays d’assassins, si de nouveaux événemens, — surprises, reconnaissances, explications, — ne replaçaient toutes choses dans l’ordre. C’est ainsi que Lope de Vega voilait à ses concitoyens le spectacle de la réalité et les emmenait avec lui dans les merveilleuses régions du roman. Quand les Espagnols du XVIIe siècle voyaient le comte de Barcelone envahir les îles britanniques et châtier les meurtriers de sa fille, ils oubliaient peut-être que l’invincible Armada avait semé les mers de ses débris et que Marie Stuart n’était pas vengée.

Romans, aventures, attrait des choses imprévues, mouvement des faits et rapidité du dialogue, voilà ce qui remplit le théâtre de Lope de Vega. S’il y a certains domaines de l’histoire qui comportent une telle poésie, ce sera là son triomphe. On peut signaler dans son œuvre toute une série de drames sur les iniquités de la société féodale : ce sont des seigneurs qu’enflamme tout à coup la vue d’une belle vassale et qui veulent triompher de sa vertu