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vénérable à tous les temps comme à tous les pays. On soupçonnait que dans cette phalange innombrable de compositions dramatiques il n’y avait pas un Othello, un Cinna, une Athalie, un Egmont, un Wallenstein. Les analyses si complètes de M. de Schack ne laissent plus aucun doute sur ce point. Certes je n’oublie pas avec quel respect il faut parler d’un homme tel que Lope de Vega; quand on le voit, pendant un demi-siècle, de 1585 à 1635, alimenter la scène de son pays, éveiller les émotions de la foule, soutenir une admiration toujours croissante; quand on le voit ajouter à ce travail effrayant des œuvres poétiques de toute espèce, poèmes épiques, poèmes didactiques, poèmes comiques, épigrammes, satires, traités de méditation religieuse; quand on le voit continuer l’Arioste, lutter avec l’épopée italienne, écrire un poème sur Marie Stuart, et toujours, dans tous les sujets, parler une langue trop souvent chargée de couleurs, il est vrai, mais pleine de vie, de fraîcheur et de jeunesse, l’esprit reste confondu devant la fertilité d’une telle inspiration. Je m’incline, comme Cervantes, devant ce miracle de la nature, mais je me rappelle que Cervantes aussi a blâmé résolument chez Lope l’emploi de ces dons incomparables. Je suis disposé, autant que personne, à m’enthousiasmer pour ce génie privilégié, et j’admire de confiance tout ce qu’il aurait pu faire : il s’agit cependant de ce qu’il a fait. « Ce qu’il a fait ? dit M. de Schack; il a créé le théâtre national, il a porté sur la scène, dans des centaines de chefs-d’œuvre, tous les grands souvenirs de l’histoire d’Espagne, chroniques, traditions, légendes, et il a fondé à jamais, par la magie de son art, le patriotisme superbe de ses concitoyens. » Quelle gloire que celle-là, s’il était possible de l’accorder à Lope ! mais non, il n’a fait que se soumettre à l’esprit de son temps, et voyant dominer le goût des choses romanesques, il a mis en roman toutes les traditions merveilleuses que lui fournissait le passé de son pays. La matière était là, la plus belle matière qui ait jamais été donnée à un poète, les immortels souvenirs d’une croisade de sept cents ans; si Lope de Vega en eût tiré le grand drame, la grande tragédie, à la fois espagnole et humaine, nationale et universelle, il n’y aurait pas un poète à lui comparer dans toute l’histoire de la poésie moderne. Il a préféré se plier à l’esprit littéraire de son époque, à l’esprit prolongé du moyen âge, au goût des aventures, des anecdotes, des surprises, des imbroglios, et cette grande tradition épique dont il aurait dû s’emparer en maître n’a été pour lui que le cadre où il a placé ses romans.

Il y a dans le théâtre de Lope de Vega un grand nombre de drames historiques qui peuvent faire illusion à première vue. Presque toute l’histoire d’Espagne depuis ses origines a fourni des sujets à cette imagination prodigue. La Amistad pagada (l’Amitié récompensée), ce sont les luttes des Celtibères contre les Romains; el Rey Wamba est le tableau des désordres qui précédèrent la ruine de la monarchie gothique; el Postrer Godo de España, qui rappelle le titre du poème de Robert Southey (Rodrigue, le dernier des Goths), est une sorte de trilogie qui représente d’abord l’histoire de Rodrigue et de Florinde, puis l’invasion des Mores, et enfin la reconstitution d’un royaume chrétien sous Pelage. El Primer rey de España nous peint les premiers triomphes de cette Espagne chrétienne. Dans las Almenas de Toro (les Créneaux de Toro), nous voyons les querelles de Sanche le Brave et de ses