qui semble, au moins en partie, une copie contemporaine du manuscrit original confié par le prince à la garde des moines de Peñafiel, contient un chapitre de plus que tous les manuscrits connus et toutes les éditions publiées jusqu’à ce jour. M. de Puibusque a enrichi son livre de cette précieuse trouvaille, et cette histoire, cet exemple, comme dit don Juan Manuel, intitulé de ce qui advint à don Lorenzo Suarès Gallinato lorsqu’il décapita un prêtre renégat est certainement un des plus dramatiques récits de Patronio.
Ce Comte Lucanor signale une des plus charmantes périodes de l’histoire littéraire de l’Espagne. Bouterweck oppose ce qu’il appelle la naïveté instinctive de don Juan Manuel à la naïveté savante de La Fontaine (unabsichtliche naivetaet, künstliche naivetaet). Laissons là ces parallèles, qui feraient tort aux deux écrivains. L’œuvre de La Fontaine est un ensemble achevé, et sa grâce, sa vivacité dramatique, sa philosophie sans efforts, sa peinture accomplie de la vie humaine, tout lui assure une place incomparable. L’originalité de don Juan Manuel est charmante à sa manière ; prenez garde d’y porter atteinte par des rapprochemens maladroits. L’auteur du Comte Lucanor est bien à sa place dans le cadre du XIVe siècle; les dernières lueurs du soleil couchant et les premières clartés de l’aube prochaine se jouent gracieusement sur son livre. C’est là qu’il faut le voir avec son expérience avisée et sa confiance en Dieu, avec son ardeur chevaleresque et sa finesse souriante, instruisant les hommes pour leur profit dans ce monde et leur salut dans l’autre. « Louis XII, raconte Gabriel Naudé, faisoit un grand estât des livres de Cicéron traitant des devoirs d’un chascun en sa vocation. » L’œuvre de don Juan Manuel est un de ces livres moraux, un de ces recueils de bonne et vaillante prudhomie qui plaisaient particulièrement à ces pasteurs des peuples placés entre le moyen âge et la renaissance, à un Charles V, à un Alphonse V d’Aragon, à un Louis XII. Et n’admirez-vous pas comme il y a un progrès charmant des premières inspirations épiques de l’Espagne à cette philosophie aimable ? N’admirez-vous pas quel développement régulier des scènes altières de la Chanson du Cid aux sages dialogues du Comte Lucanor ?
Dans ce vaste domaine de la littérature espagnole, c’est surtout le théâtre du XVIe et du XVIIe siècle, après la poésie du moyen âge, qui a le plus occupé les historiens et les critiques. L’Espagne elle-même, il faut le reconnaître, quoiqu’elle ait trop souvent laissé aux étrangers le soin d’exhumer ses richesses, a donné ici le signal des explorations courageuses. On sait qu’une pléiade d’écrivains, il y a une vingtaine d’années environ, a essayé de régénérer la scène de Calderon et de Lope de Vega. Il était assez naturel que ce généreux essor des poètes provoquât les travaux de l’érudition. Tandis que don Angel de Saavedra, duc de Rivas, et don Antonio Gil y Zarate, secouaient enfin le joug de l’imitation française, et ramenaient l’art dramatique aux sources nationales, les critiques ne devaient pas demeurer sourds à cet appel, et il appartenait à la science de retrouver dans les livres la grande tradition évanouie, comme l’auteur de la Fuerza del Sino la réveillait au fond des âmes. Ce mouvement se déclara presque au lendemain du jour où le