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paraît pas cependant qu’il l’ait empruntée à don Juan Manuel), mais il lui a enlevé sa précision et sa noblesse : la moralité de Patronio devient un long tissu d’intrigues et d’aventures bizarres. Lisez le drame de Calderon intitulé el Conde Lucanor, et comparez-le au chapitre XXV de l’œuvre de don Juan Manuel, vous comprendrez la vive originalité de l’infant de Castille. Ce qui me frappe dans la morale de Patronio, c’est l’accord de l’inspiration chevaleresque et de la prudence politique; tantôt on dirait un Froissard amoureux des prouesses héroïques, tantôt il semble voir un grave Commynes qui ne veut être dupe ni des hommes ni des choses. Les dernières lueurs du moyen âge qui décline, les premières clartés de l’esprit moderne qui s’approche, tout cela se combine avec grâce dans l’âme de don Juan Manuel, et une vive foi religieuse, tempérée, si on l’ose dire, par le bon sens, recouvre harmonieusement ces contradictions charmantes. Signalons encore un autre caractère : ce bréviaire de la sagesse pratique, composé par un prince qui a joué un si grand rôle dans les guerres civiles de son pays, ce n’est pas un code à l’usage des politiques et des ambitieux, ce sont des enseignemens pour tous. Personne mieux que don Juan Manuel n’avait le droit de rendre ce témoignage à son œuvre : « Beaucoup de gens, écrit-il en son prologue, n’entendent pas ce qui est abstrait ou difficile; ils ne peuvent donc aimer certains livres ni prendre goût à les lire, et par suite ils n’en tirent aucune utilité. Voilà pourquoi, moi, don Juan, fils de l’infant Manuel, gouverneur-général de la frontière et du royaume de Murcie, j’entreprends de faire ce livre... Dieu, dont la bonté et la miséricorde sont la source de tout ce qui est et sera bon, fera, je l’espère, que ceux qui le liront en profitent pour son service, pour leur avantage dans ce monde et leur salut dans l’autre; il sait que je n’ai pas d’autre but. » Et il ajoute encore avec un naïf et légitime orgueil : « J’ai composé cet ouvrage des plus belles paroles que j’ai pu trouver; fiz este libro compuesto de las ma sfermosas palabras que yo pude. »

Il y a plus d’un reproche à adresser au système du traducteur; M. de Puibusque ne se pique pas d’une fidélité littérale, et il arrive souvent que les tours naïfs de son modèle disparaissent tout à fait sous sa plume. M. de Puibusque se défie et avec raison de l’archaïsme du langage : « Il m’a paru, dit-il, qu’avant tout il fallait être intelligible, et que, puisque je traduisais pour mes contemporains, je ne devais pas leur parler le langage de Gilles Corrozet, de Nicolas Collin ou de d’Herberay des Essarts. » Rien de mieux; mais sans faire un calque servile de cette langue espagnole du XIVe siècle, sans rien prendre à d’Herberay des Essarts ni à Gilles Corrozet, il était possible à un écrivain ingénieux de ne pas effacer par des tours trop modernes les naïves allures du comte et de son sage conseiller. Si le vers français, dans sa dignité un peu fière, est rebelle à la traduction des poètes, la prose du moins, la prose fixée par Descartes et Pascal, conserve encore assez de souplesse pour se modeler sur les œuvres du moyen âge. Le principal attrait de cette traduction, c’est qu’elle ajoute quelques pages nouvelles au texte de don Juan Manuel. M. de Puibusque a vu à Boston la bibliothèque espagnole de M. Ticknor, la plus belle peut-être qu’il y ait dans le monde, et le savant américain lui a révélé l’existence d’un manuscrit de Madrid inconnu au premier éditeur, à l’éditeur de 1575, Argote de Molina lui-même. Ce manuscrit.