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roi s’écrie : « Emmenez ce diable ! » Ce roi n’est pas seulement, comme le Charlemagne de nos chansons de geste, un personnage débonnaire et volontiers ridicule, il n’a plus rien du caractère royal; c’est Rodrigue qui fait tout, c’est Rodrigue qui décide des destinées de l’état. Si Ferdinand et le Cid se rencontrent quelque part, le Cid est pris pour le maître, et il arrive même que le pape un jour lui offre la couronne d’Espagne. À côté de cette Cronica rimada, qui autorisait tant de conjectures sur les erreurs dont fourmille la tradition du Cid, mentionnons un poème latin publié par M. Edelestand du Méril dans ses Poésies populaires latines du moyen âge (Paris, 1847). Le poème latin du Cid pourrait bien être, selon l’opinion de M. Julius, la mise en œuvre la plus ancienne de la tradition héroïque, et il ne serait pas surprenant qu’il eût précédé les chants espagnols, c’est-à-dire le Poema del Cid et la Cronica rimada, comme le poème latin de Walther d’Aquitaine publié par M. Jacob Grimm a précédé en Allemagne tous les fragmens épiques dont les Niebelungen sont le couronnement. N’y remarquez-vous pas à chaque ligne, sous le bizarre vernis d’un latin monacal, des traits de barbarie qui conviennent au héros et à l’écrivain du XIe siècle ?

On voit combien de questions soulevaient ces documens nouveaux. Deux opinions surtout se sont produites dans ces derniers temps : les uns, comme M. Aschbach, M. Magnin, M. Rosseeuw-Saint-Hilaire, voulaient que le Cid fût une sorte d’aventurier barbare, un chef féodal avide de combats et de pillage, comme cela ne ressort que trop souvent du manuscrit découvert par Risco et même de certains passages de la chronique d’Alphonse; les autres, comme M. Damas-Hinard, M. Clarus et l’éloquent Joseph Goerres, persistant à voir dans les brillantes romances du XIVe et du XVe siècle la trace idéalisée, mais au fond très fidèle, de la tradition historique, attribuaient au ressentiment des chroniqueurs arabes tous les détails fâcheux que renferment en maints endroits les vieux documens espagnols. Telle était sur ce point la divergence des systèmes quand un savant orientaliste de Leyde, M. Dozy, dans un ouvrage assez récent, a repris vaillamment la question tout entière, et à l’aide de lumières nouvelles empruntées aux textes arabes, a essayé de fixer une fois pour toutes les irrésolutions de la critique.

L’ouvrage de M. Dozy porte ce titre Recherches sur l’histoire politique et littéraire de l’Espagne pendant le moyen âge. En examinant des manuscrits arabes de la bibliothèque de Gotha, M. Dozy s’aperçut que l’un de ces manuscrits contenait sous un titre inexact un ouvrage fort curieux d’un Arabe du XIIe siècle. L’auteur, qui joue un rôle important dans la littérature musulmane, s’appelle Ibn-Bassam, et son livre, intitulé Dhakkirah, est un tableau « des poètes et des écrivains en prose rimée qui fleurirent en Espagne dans le Ve siècle de l’hégire. » Un long passage de ce livre est consacré au Cid, et ce document a d’autant plus de prix pour l’histoire que l’auteur, selon la remarque de M. Dozy, l’écrivit à Séville l’année 1109 de notre ère, c’est-à-dire dix années seulement après la mort du Cid. Or il résulte de ce passage, publié tout au long avec le texte et la traduction par M. Dozy, que le Cid se mit en effet au service d’un prince arabe, et que bientôt, trompant celui-là même qui avait invoqué son secours, il lui prit sa ville de Valence. Ainsi se serait accomplie cette brillante conquête qui termina la carrière du