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tribunal. C’était un Chinois d’excellente tournure, dont la physionomie intelligente promettait un acteur tout à fait approprié au rôle que les missionnaires lui avaient assigné d’avance dans la représentation extraordinaire donnée par eux aux habitans de Leang-chan. Tchao salua le président et les juges, et il allait s’agenouiller, suivant la mode chinoise, pour subir son interrogatoire, quand le président lui dit de rester debout. À ce moment, le préfet voulut intervenir, et, prétextant la difficulté que les missionnaires éprouveraient à se faire bien comprendre de l’accusé, il offrit complaisamment de poser lui-même les questions; mais il fut repoussé avec perte, et l’interrogatoire commença. En réponse aux questions qui lui furent adressées, l’accusé fit connaître son nom, son âge, le lieu de sa naissance, sa religion. Il déclara qu’il était chrétien; il reconnut avoir écrit la lettre et envoyé le paquet de fruits secs « pour témoigner aux pères spirituels sa pitié filiale; » il se défendit d’avoir agi contrairement aux lois et protesta de la pureté de ses intentions. Tout allait au mieux : le président approuvait fort les réponses de Tchao; les juges, consultés par lui, abondaient dans son sens, et il ne restait plus qu’à prononcer, à la satisfaction générale, un arrêt de non-lieu. Cependant M. Huc jugea que l’occasion était merveilleuse pour aborder devant les mandarins et en présence de toute cette foule la question du christianisme. Il interrogea Tchao sur le nombre et la condition des chrétiens dans la province, et il se procura ainsi, en plein tribunal et dans cette courte audience, plus de renseignemens qu’il n’en eût obtenu peut-être dans une longue tournée apostolique; il termina l’incident en annonçant à haute et intelligible voix qu’un édit de l’empereur avait autorisé les chrétiens à se livrer aux pratiques de leur culte, et qu’on pouvait désormais adorer Dieu en toute liberté. — Cela dit, il daigna demander au préfet s’il pensait que Tchao dût être mis en liberté : « Assurément, » répondit le mandarin, espérant enfin être délivré de cette rude séance, et le chrétien fut immédiatement relâché. — Les missionnaires auraient pu à la rigueur se contenter de cet arrêt; mais ils se sentaient en veine de rendre la justice, et M. Huc prenait goût à son siège de président. Restait le mandarin qui avait saisi la lettre et fait emprisonner Tchao. Évidemment il était coupable, puisque Tchao venait d’être proclamé innocent; en conséquence M. Huc le déclara indigne de continuer son service, et lui retira purement et simplement les fonctions qu’il avait été chargé de remplir dans l’escorte. Ainsi fut close cette mémorable audience!

On croirait rêver en lisant de pareilles aventures, car, après tout, la Chine est un pays civilisé, où les notions d’autorité et de hiérarchie sont depuis plusieurs siècles répandues parmi le peuple, où l’intelligence, l’esprit et le bon sens sont pour le moins aussi