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population qui a été trop longtemps soumise à ce régime. Il désespère des nobles et des prêtres, des bourgeois et du peuple ; l’état des choses est pour lui un dilemme dont on ne peut sortir : ou l’ancien régime continuera d’exister et le mal ne fera qu’augmenter jusqu’à ce que la mort arrive, ou il sera renversé et la maladie, aggravée subitement par cette crise imprévue, ne fera qu’amener une mort plus rapide. Embarrassé par ce dilemme, il se repose sur le temps du soin d’arranger les affaires, et se complaît dans la pensée que tout ira pour le mieux malgré les hommes. Cette opinion, qui était celle de l’honnête oncle Jean relativement aux affaires italiennes vers l’an de grâce 1820, commence à se répandre rapidement ailleurs qu’en Italie. Ce n’est pas la plus saine partie de la population qui de nos jours prend fait et cause à outrance pour tel ou tel principe ; les honnêtes gens commencent à se distinguer à ce signe, qu’ils ne voient rien qui vaille la peine d’être aimé. Hélas ! hélas ! Dî avertant omen ! Une des conversations de l’oncle Jean expliquera mieux que nos commentaires ses opinions politiques.


« — Vous voyez les choses, me disait-il quelquefois, non comme elles sont, mais telles que votre imagination vous les peint. Presque tout le monde, je vous l’accorde, méprise et déteste le gouvernement, mais il n’en prospère pas moins pour cela. Analysez la société et dites-moi où vous voyez ces vertus viriles, cet esprit de dévouement qui régénère les nations. Regardez nos nobles par exemple : les vieux boudent le gouvernement ; croyez-vous que ce soit par amour de la liberté ? Allons donc ! ils agissent ainsi parce qu’ils voudraient tenir les rênes eux-mêmes. Les jeunes ne pensent qu’à leurs chevaux et à leurs maîtresses. Les classes moyennes sont rongées par l’égoïsme ; chaque individu est absorbé par son emploi, ou sa maison de banque, ou ses cliens, tous en général par la rage de faire de l’argent : le nombre un est leur Dieu.

« — Mais le peuple, mon oncle ?

« — J’arrive à lui. Le peuple est ignorant et superstitieux (ce n’est pas sa faute, mais il est ainsi), et par conséquent l’esclave des prêtres, ces ennemis-nés de tout progrès. Le peuple entend la messe le matin et s’enivre le soir, il pense néanmoins qu’il s’est mis en règle avec Dieu et sa conscience. Que reste-t-il donc ? Un certain nombre de jeunes gens bourrés d’histoire grecque et romaine, généreux, enthousiastes, — je ne le nie pas, — mais parfaitement incapables de faire autre chose que de se faire pendre. Absence de vertu, mon cher enfant, est synonyme d’impuissance : la masse est pourrie au fond du cœur, je vous le dis. Supposez un moment que vous puissiez faire table rase de ce qui existe : que bâtirez-vous avec de tels matériaux ? Un édifice qui repose sur des poutres pourries n’a pas de fondemens bien solides et croulera au premier choc. Le mal est à la racine de la société.

« — Eh bien ! alors, m’écriai-je avec véhémence, attaquons le mal à sa racine.

« — Êtes-vous fou ? disait mon oncle, se levant alarmé et mordant ses