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trouvent un sujet de reproche dans la paix inaltérable dont il a joui jusqu’à son dernier jour. Ils l’accusent de n’avoir pas su exprimer la douleur, et voient dans ses œuvres l’image fidèle de sa vie. Pour peu qu’on ait feuilleté l’histoire de la peinture, on sait à quoi s’en tenir sur la valeur de cette théorie. Sans doute la douleur a souvent hâté le développement du génie; mais l’on peut citer plus d’un artiste éminent qui a su l’exprimer avec une rare éloquence, et qui pourtant n’a pas connu le malheur. Quel peintre a jamais rendu mieux que Fra Angelico les angoisses de la Vierge au pied de la croix ? Et comment s’est écoulée pourtant la vie entière de Fra Angelico ? Toutes ses journées se partageaient entre l’art et la prière; les heures qu’il ne donnait pas à Dieu, il les donnait à la peinture. Giotto, qui par la vérité, par l’énergie de l’expression, ne le cède à personne, et qui souvent même, dans cette partie de son art, s’est montré plus habile que des maîtres venus après lui et qui possédaient une science plus profonde, Giotto n’est pas connu par ses souffrances. La douleur a trouvé en lui un éloquent interprète, quoique ses jours n’aient pas été troublés. Il ne faut donc pas chercher dans la douleur la condition inévitable du génie.

Rubens, livré à toutes les inquiétudes de la pauvreté par l’imprévoyance de sa mère, à tous les tourmens de la jalousie par l’infidélité d’Isabelle Brandt et d’Hélène Fourment, n’aurait pas nécessairement surpassé le Rubens que nous connaissons dans le domaine de l’expression. Si la fréquentation des cours a pu développer en lui le goût de la splendeur, si la richesse qu’il a connue avant la gloire lui a rendu plus facile la pratique de son art, si le bonheur constant qui a rempli toute sa vie a laissé des traces dans quelques-unes de ses compositions, où la nature tout entière semble partager la sérénité des personnages, il ne faut pas croire que la prévoyance de sa mère, la tendresse et la fidélité de ses deux femmes aient appauvri son génie et lui aient dérobé toute une source d’inspiration. Incertain du lendemain, trompé dans ses affections, travaillant entre les murailles nues d’un atelier lézardé, il n’est pas démontré qu’il se fût placé par l’expression au premier rang des maîtres de son art. Ses œuvres, moins nombreuses, auraient sans doute gardé le caractère splendide qui nous étonne aujourd’hui.

Les travaux de Rubens furent souvent interrompus par des missions diplomatiques. Je n’ai rien à dire de la mission qui lui fut confiée par Vincent de Gonzague, duc de Mantoue, son premier protecteur en Italie, car elle est tellement insignifiante, qu’elle mérite à peine une mention. Rubens, au dire de ses biographes, fut chargé de conduire en Espagne de magnifiques présens que le duc destinait au roi, à savoir un très beau carrosse et sept chevaux de race. En