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s’exprime le plus souvent par figures et métaphores. Il dit aussi de lui-même qu’il parle toujours improprement, qu’à bien prendre il ne sait jamais s’exprimer; mais il espère, quand il sera plus âgé, pouvoir penser et dire ses idées telles qu’elles sont. Il ressent vivement toutes les émotions, mais souvent aussi il a beaucoup de puissance sur lui-même. Sa manière de penser est noble; libre de préjugés, il agit comme bon lui semble, sans rechercher si cela plaît aux autres, si c’est la mode, ou si les mœurs le permettent. Il déteste toute contrainte. Il aime les enfans, et il est porté à s’entretenir avec eux; il est bizarre, et il y a différentes choses dans ses manières, dans son extérieur qui pourraient le rendre désagréable; mais il est bien vu par les enfans, par les femmes et par d’autres personnes. Il estime profondément le sexe féminin. In principiis, il n’est pas encore ferme, et il s’efforce seulement d’adopter un système positif. Il n’est pas ce que l’on appelle orthodoxe, mais ce n’est pas par orgueil ou par caprice, ou pour se donner de l’importance. Sur certaines matières essentielles il communique avec peu de personnes, il n’aime pas déranger les autres dans leurs idées paisibles. Il déteste le scepticisme, aspire à la vérité et à la détermination de certaines matières capitales : il croit être fixé au sujet des principales; mais, autant que j’ai pu l’apercevoir, il ne l’est pas encore. Il ne va pas à l’église ni à la communion; car, dit-il, je ne suis pas assez hypocrite pour cela. »

La plupart de ces observations sont d’une vérité saisissante et s’accordent avec tous les jugemens recueillis plus tard sur Goethe. Par une lettre de Kestner, datée du 18 novembre de la même année, nous apprenons que Goethe a fait par hasard la connaissance de Charlotte. Cette Charlotte, dont il fit plus tard l’héroïne de son roman, devait être épousée par Kestner, et il est curieux de voir comment celui-ci parle des rapports du jeune poète avec sa future. «Goethe, dit-il, vit en elle l’idéal qu’il s’était fait d’une excellente fille. Il l’observait dans sa vie domestique, et il devint en un mot son adorateur. La découverte qu’elle ne pouvait lui donner que de l’amitié ne se fit pas attendre longtemps….. Cependant, quoique forcé d’abandonner tout espoir, qu’il abandonna réellement, il ne put gagner sur lui-même, malgré sa philosophie et son orgueil naturel, de vaincre entièrement son inclination. Il avait d’ailleurs des qualités qui pouvaient le rendre dangereux, surtout pour une femme sensible et de bon goût; mais Charlotte sut le traiter de telle sorte que nul espoir ne put éclore en lui, si bien qu’il dut l’admirer encore dans sa manière d’agir. Son repos en a beaucoup souffert ; il y eut quelques scènes remarquables qui me firent estimer davantage Charlotte et qui me rendirent Goethe plus précieux comme ami, mais qui me causèrent de l’étonnement en me montrant comment l’amour peut faire, des hommes les plus forts et les plus indépendans, des êtres étranges. Le plus souvent il me fit de la peine, et des luttes intérieures se développèrent en moi, car d’un côté je craignais ne pas être aussi capable que lui de rendre Charlotte heureuse, d’un autre côté je ne pouvais pas supporter la pensée de la perdre. Ce dernier sentiment prit le dessus; quant à Charlotte, je n’ai même pas pu apercevoir en elle l’ombre d’une semblable réflexion. Bref, après quelques mois, il comprit que, pour sa tranquillité, il avait besoin de se faire violence. Enfin, s’étant bien déterminé, il partit sans faire ses adieux après avoir déjà essayé plusieurs fois de fuir »