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semblaient s’y refuser le plus, c’est-à-dire en étudiant l’histoire de l’esprit humain depuis la décadence romaine jusqu’au XIIIe siècle. De là le titre de son cours du progrès dans les siècles de décadence.

Après avoir prouvé que l’idée du progrès bien entendue, c’est-à-dire avec la subordination de l’élément matériel à l’élément moral, loin d’être une idée païenne, est au contraire une idée inconnue à l’antiquité, et qui date du précepte de l’Évangile : Estote perfecti; après avoir établi que cette loi imposée à l’individu s’applique également à la société, M. Ozanam s’attachait à rendre raison des irrégularités qu’elle présente dans l’histoire : « S’il n’y avait, dit-il, dans l’homme qu’un bon principe, le progrès n’en serait que le développement calme et régulier; mais il y a dans l’homme deux principes, l’un de perfection, l’autre de corruption; — dans la société deux puissances, la civilisation et la barbarie. Le progrès est donc une lutte; cette lutte a des alternatives de défaite et de victoire. Toute grande période dans l’histoire part d’une ruine et finit par une conquête. » Entre la ruine d’une forme sociale qui doit périr et l’établissement d’une société nouvelle, il y a d’ailleurs une distance qui ne se franchit pas en ligne droite, et où se manifestent les oscillations de la liberté humaine. « Il y a des jours de maladie, des années d’égarement, des siècles qui n’avancent pas, des siècles qui reculent... Dans ces périodes de désordre. Dieu laisse les personnes maîtresses de leurs actes, mais il a la main sur les sociétés; il ne souffre pas qu’elles s’écartent au-delà d’un point marqué, et c’est là qu’il les attend pour les reconduire par un détour pénible et ténébreux plus près de cette perfection qu’elles oublièrent un moment. » C’est à ce point de vue que le professeur catholique ne craignait pas de rendre hommage à « l’admirable élan de 1789, qui, disait-il, fut détourné de sa voie, mais qui ramenait les peuples aux traditions du droit public chrétien. « Distinguant entre les révolutions et les jugeant avec une entière liberté d’esprit, M. Ozanam trouvait en leur faveur des argumens jusque chez M. de Bonald. N’est-ce pas en effet M. de Bonald qui a écrit cette phrase curieuse sous sa plume : « Les révolutions elles-mêmes, ces scandales du monde social, deviennent, entre les mains de l’ordonnateur suprême, des moyens de perfectionner la constitution de la société ? »

Telles étaient les idées générales que M. Ozanam appliquait à la période historique qui sépare la chute de l’empire romain des temps modernes. C’est en respectant le passé sans lui sacrifier ni le présent ni l’avenir, c’est en s’associant à tous les sentimens généreux de la jeunesse sans la flatter jamais dans ses chimères ou dans ses erreurs qu’il se faisait aimer de ceux-là même qui ne partageaient point l’ardeur de sa foi. C’est en cherchant dans l’histoire des lettres la confirmation de toutes les grandes vérités sur lesquelles repose la civilisation chrétienne, c’est en défendant ces mêmes vérités au nom du progrès social, en montrant l’industrie et la science impuissantes à faire la force d’une société privée de grandeur morale, que M. Ozanam travaillait à préparer les générations nouvelles à cette vie de liberté intelligente et régulière dont notre siècle éprouve le désir sans pouvoir s’en assurer la jouissance, parce qu’il n’a pas encore acquis les vertus qu’elle exige.

Au plus fort de ses espérances de catholique libéral, au plus beau moment de la vie d’un pontife tant éprouvé depuis, M. Ozanam écrivait de Rome : « Depuis soixante ans, la société veut, cherche la liberté; elle ne saurait s’en