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idée avec un mouvement de joie qui eût terminé à l’instant même toutes mes irrésolutions, si j’en eusse éprouvé.

Quinze jours après, nous étions établis dans la jolie petite chambre d’un cinquième étage donnant au loin sur les marronniers du jardin du Luxembourg. Comme cette installation semblait devoir être définitive, j’avais arrangé la chambre de Lucie de manière à lui rappeler autant que possible la vie comfortable de son enfance. Là du moins nous étions dans nos meubles ; les rideaux perse de la fenêtre et de son petit lit étaient à nous ; la pendule, la glace, la commode, le tapis étaient à nous. Ni dans notre intérieur, ni au dehors, personne ne s’occupait plus de nous. Ce changement de lieux et de situation ne tarda pas à dissiper un peu mes idées noires. Il me sembla bientôt que je m’étais exagéré beaucoup de choses à Berne après la mort de la grande Hirmine, et tout en me promettant de respecter désormais ces limites de la fraternité que je déplorais si sincèrement d’avoir un instant franchies, je ne pouvais m’empêcher de penser aussi que Lucie deviendrait peut-être libre d’un jour à l’autre.

C’est dans ces dispositions meilleures que je pris un beau matin la route de mon village, en laissant Lucie approvisionnée de tout pour les dix jours que devait durer mon absence. Il n’était qu’onze heures du matin quand j’arrivai au Moulin-en-Bas, à dix minutes de Vuillafans. Le temps était beau, cependant je voyais peu de vignerons dans les vignes, et la cloche sonnait. Ce son de cloche, qui devait être pour un enterrement, me rappela bien douloureusement le souvenir de ma mère, et déjà les larmes me venaient aux yeux, quand tout à coup mon attention fut attirée par une décharge de quelques coups de fusil, dans l’enceinte du cimetière, sur le chemin de Château-Vieux, de l’autre côté de la rivière. Au même instant, un roulement de tambour voilé se fit entendre. Je m’arrêtai, pris d’une sueur de mort, à regarder le cortège qui défilait en aspergeant d’eau bénite le cercueil dans la fosse, et malgré moi mes dents se mirent à claquer. Saisi d’un pressentiment sinistre, je m’élançai à travers les prés et la rivière ; j’escaladai la colline et le mur d’enceinte du cimetière, et je vins tomber plus mort que vif sur le tas de terre dont on allait recouvrir mon père…

— Ah ! par pitié, Lexandre ! m’écriai-je là en tendant mes bras supplians au fossoyeur ; Lexandre, laissez-moi embrasser encore une fois mon pauvre père !

— Tiens ! c’est toi, Tanisse ! Eh bien ! tu arrives à belle heure !

— Lexandre, il faut que j’embrasse encore mon père !

— Attends, attends, puisque c’est ça, je vais donner un coup de pioche au couvercle. Pauvre Vacciné ! lui qui s’imaginait sans doute que tout était dit après les quatre coups de fusil que les autres ont