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de mon amour ; mais hélas ! ces deux idées, qui me semblaient avoir si manifestement le droit de se renforcer l’une par l’autre dans son cœur, étaient précisément celles qui le torturaient le plus. Son innocence… elle n’existait plus pour elle ; son amour… elle l’appelait un crime. Il n’était pas jusqu’à mon abnégation absolue dont elle ne réussît à se faire un nouvel instrument de supplice.

— Ah ! mon pauvre ami ! pourquoi donc ne m’avoir pas laissée mourir ? s’écriait-elle. J’étais sans reproche alors, et je pouvais arriver devant Dieu sans crainte, tandis que maintenant tu vois à quoi t’entraîne la déplorable idée que tu as eue d’intervenir en protecteur dans une vie qui ne devait plus être protégée. Ta mère est morte en t’appelant sans doute à ses derniers momens, et c’est moi qui suis cause que tu n’étais pas là pour lui fermer les yeux. Non, va, ce ne sont pas tes intentions que j’accuse, tu as été pour moi le plus noble et le plus généreux des hommes. Par toi, j’ai entrevu même un instant à quelle joie immense j’aurais pu prétendre ; mais, pour en arriver là, regarde comme il a fallu que tout fût bouleversé autour de nous, comme il a fallu que nous perdissions de vue toutes les exigences les plus simples de la vie. Tu veux que je trouve dans mon amour la force de vivre, mon bon Tanisse ; mais ne vois-tu pas que cet amour n’est éclos qu’au milieu d’opprobres et de cadavres ? Une vie comme la mienne valait-elle un dévouement pareil au tien et à celui de la grande Hirmine ? Ta vie était calme et régulière, et c’est moi qui, en acceptant étourdiment tes sacrifices, l’ai à jamais troublée. Non, non, va, ne cherche plus à me rassurer, ne cherche plus à me consoler. Vois-tu, je suis perdue ! Dieu ne m’avait donné des forces que pour atteindre le moment où il savait bien qu’il me rappellerait à lui. Tu as voulu lutter contre lui, tu as voulu réaliser l’impossible ; tu vois ce qui arrive quand on prétend dompter la fatalité.

Certes je me croyais le droit de me supposer déjà quelque expérience en fait de déchiremens de cœur ; mais, à la secousse que m’imprimèrent ces paroles, je reconnus bien vite que je n’étais pas à bout. La vie morale de Lucie venait d’être frappée à mort, je le compris d’instinct. Dès lors tous mes beaux rêves impossibles, toutes mes radieuses espérances n’étaient plus que des ombres vaines qui allaient s’anéantir comme ces bulles de savon à la poursuite desquelles j’avais failli autrefois me jeter dans la rivière. La frêle constitution de la pauvre femme n’était pas de force à résister au vent acerbe des hautes cimes sur lesquelles je m’étais cru le droit, le devoir et la force de l’emporter. Il est des natures faites pour la lutte, et je croyais être du nombre ; à celles-là le ciel donne une énergie de vitalité, une imperturbabilité d’espérance en proportion de la longueur du chemin qu’elles ont à parcourir. Il en est d’autres qui sont