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enfin on est là, pas vrai ? Toi, tu as déjà fait le plus fort de la besogne ; c’est déjà un bon coup. Il paraît bien que son heure n’était pas encore venue, à cette pauvre petite, puisque tu t’es trouvé là juste pour la sauver. Faut attendre, vois-tu, nous ne savons rien encore ; mais, pour en venir là, cette pauvre petite, elle qui est douce comme un pigeon, faut bien qu’elle ait de rudes choses à dire. Eh bien donc ! Tanisse, devant un homme, tu comprends, une pauvre petite damelette, ça n’est pas habitué comme nous autres à en entendre bon gré mal gré de toutes les couleurs. Faut la ménager, pas vrai ? pour lors, quand elle se réveillera et qu’elle pourra parler.., vois-tu, peut-être que ça presse…, il te faudra monter cette échelle-ci, qui va à mon petit grenier, et tu attendras là-haut sur les fagots que j’aie fini de la confesser. Vois-tu, il y a des choses que les femmes ne peuvent se dire qu’entre elles ! Tu comprends ça, pas vrai ?

— Oui, oui, ma bonne Hirmine, lui répondis-je. Vous avez raison ; sans vous je n’y aurais peut-être pas pensé. Oui, les femmes comme vous, on peut s’en rapporter à elles. Voyez-vous, si ç’a été une bonne chance que j’aie pu la sauver, c’en a été une meilleure encore que j’aie pensé tout de suite à venir chez vous. Ça me donne de l’espoir. Je sens bien, moi aussi, que nous allons apprendre des choses lamentables ; mais en tout cas disposez de moi, à la vie et à la mort. Cette pauvre Lucie ! je n’ai que ma vie et mes bras à lui offrir, mais ils sont à elle, ou plutôt ils sont à vous, ma bonne Hirmine. Voyez, il faudra bien que vous ayez, vous, de la tête pour les trois, car moi je ne sais plus où j’en suis. Seulement ne me ménagez pas. Dites, et je ferai.

— Eh bien ! c’est bon ; voilà qui est dit….

Il faisait depuis longtemps grand jour. Nous avions entendu les vaches des voisins revenir de l’abreuvoir. La grande Hirmine aurait dû aller ce jour-là laver une lessive. En ne la voyant point paraître, les gens qui l’attendaient avaient envoyé deux autres laveuses pour savoir la cause de son absence. Celles-ci étaient restées un quart d’heure à taper à grands coups de pieds contre la porte en l’appelant par son nom. Comme personne ne leur répondait, elles se décidèrent à s’éloigner ; mais leur tapage avait fini par éveiller Lucie. Elle poussa d’abord un profond gémissement en appelant son père, puis elle fixa sur nous un regard stupide sans parvenir à s’expliquer où elle était.

Le son de nos voix connues la rappela cependant bientôt au sentiment de la réalité. Alors elle tomba dans des convulsions horribles. La grande Hirmine me fit signe des paupières, et je montai au petit grenier. De là, il m’était impossible d’entendre les paroles, mais je distinguai la nuance de leurs intonations. Jamais je n’eusse soupçonné d’une part l’énergie d’un si violent désespoir, de l’autre des