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dû être le premier occupant dans ce cœur naïf et pur, et l’autre, en intervenant, n’avait fait que me dépouiller d’un bien qui m’appartenait de par tous les droits les plus sacrés. Par quoi avais-je été séparé d’elle en définitive ? Par quelques milliers de francs. Pourquoi le sort, en nous destinant aussi manifestement l’un à l’autre, avait-il eu la maladresse de ne pas compléter mieux son œuvre ? Pourquoi n’était-elle pas née pauvre comme moi, ou moi riche comme elle ? Riche ! qu’est-ce qui prouvait que je ne le deviendrais pas un jour par mon intelligence et mon travail ? Je ne serais pas le premier. De Lucie à moi, tout se réduisait donc à une question de temps. Pourquoi ne l’avait-on pas laissée m’attendre, comme c’était peut-être son désir ? On l’avait contrainte, c’était évident, et maintenant, au lieu du bonheur sans nom dont nous étions destinés à jouir l’un par l’autre, voilà que nous allions être, chacun de notre côté, éternellement malheureux !

Un mois plus tard, j’appris que la noce de Félicien et celle de Mlle Lucie avaient eu lieu le même jour, la première à six heures du matin et la seconde à dix. La première avait été très simple, mais très gaie ; l’autre très pompeuse, mais assez triste. On me dit que Mlle Lucie avait été pâle comme un linge et avait eu les yeux rouges en descendant de voiture devant la porte de l’église. Son beau livre de prières doré sur toutes les coutures lui était alors tombé des mains, ce qui est regardé dans le pays comme le plus mauvais présage. Le bas de sa belle robe de soie blanche s’était même déchiré au marchepied. Toutes les vieilles femmes accourues pour admirer la mariée prétendirent que cet accroc du marchepied était certainement une invitation du ciel à ne pas aller plus loin. Pour Félicien, il avait choisi ce jour-là afin de profiter des pétards tirés en l’honneur de M. Protet sans dépenser de poudre. Un encombrement d’ouvrage à l’imprimerie m’avait servi de prétexte pour refuser son invitation. Quant à la grande Hirmine, il n’y avait pas eu moyen non plus de la décider à accepter.

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Un matin, en allant à l’atelier, j’aperçus au coin de la rue Moncey une dame voilée qui se dirigeait du côté de l’église Saint-Jean avec un livre de prières. Je crus reconnaître sa tournure, et au lieu d’aller à l’atelier, je me mis à la suivre. Au bout de quelques pas, tous mes doutes avaient cessé : c’était Mme Lucie. Comme on était au mois de juillet, sa mise du matin était simple, mais pleine de fraîcheur. À toutes les lacunes du trottoir devant les portes cochères, je voyais son pied, chaussé d’une bottine couleur puce digne de Cendrillon, apparaître discrètement sous sa robe. Elle était enveloppée dans un grand châle blanc qui laissait deviner tous les mouvemens de sa