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servirait encore les mêmes dieux ; seulement il les servirait autrement. Nous signalons ce fait comme très honorable pour M. Ruffini. Il n’est pas rare de voir de notre temps des demi-conversions et des conversions entières ; mais il est rare de voir un homme persister dans ses anciennes idées, ne pas calomnier ses anciennes croyances, et se contenter de se condamner soi-même et de dire : « C’est moi qui fus un serviteur maladroit, imprudent, insensé. »

Il n’y a pas non plus trace dans ce livre de ce détestable esprit italien moderne que nous appellerons tout crûment du nom d’athéisme. Si vous avez rencontré par hasard quelque Italien réfugié, et que la conversation ait pris une certaine tournure, vous aurez été peut-être frappé de l’amertume impie et de l’accent blasphématoire de ses paroles. Triste effet de la servitude et de la tyrannie sur une population sensible, impressionnable et entraînée vers les choses extérieures ! Cette impiété a du reste un caractère fort singulier et essentiellement italien ; elle a un caractère superstitieux et presque catholique. Cet athéisme n’est pas celui de l’homme qui n’a pu arriver à croire en Dieu, ni celui de l’homme qui a dû renoncer à croire ; c’est celui de l’homme refusant de reconnaître la puissance d’un être plus fort que lui et qui l’écrase. Je vois encore le geste, le regard, j’entends encore l’accent d’un pauvre Italien, pendant qu’il me citait avec un enthousiasme mêlé de rage cette parole de Guerrazzi, je crois : « Pourquoi les choses ne sont-elles pas autrement ? Demandez-le à celui qui, pouvant faire mieux, ne l’a pas voulu faire. » Un mélange malsain d’athéisme à la Jacopo Ortis et de colère à l’Alfieri compose très souvent le caractère des révolutionnaires italiens contemporains, et suffirait presque seul à expliquer leurs fautes et leur absence d’esprit pratique. Les poings levés vers le ciel n’arrangeront nullement les affaires de l’Italie, et les imprécations lancées contre Dieu ne peuvent nuire qu’à ceux qui les profèrent. Nous avons cherché avec curiosité si nous trouverions trace de ce sentiment dans Lorenzo Benoni, et nous devons dire à la louange de l’auteur qu’il ne s’y laisse apercevoir nulle part. Du reste, l’auteur s’abstient soigneusement de parler de religion et de laisser apercevoir ses croyances religieuses personnelles. Il est permis de supposer que M. Ruffini n’est pas un catholique très orthodoxe, mais il ne hasarde nulle part une réflexion philosophique, et n’attaque même le clergé italien que d’une façon très modérée. En somme, son livre est, sous ce rapport, l’œuvre d’un homme sensé, revenu des discussions oiseuses, et comprenant l’inutilité des polémiques qui ne peuvent pas aboutir.

L’auteur s’est servi de cette forme autobiographique que les écrivains anglais emploient si volontiers, et où, dans un cadre romanesque, ils aiment à raconter les réalités d’une existence individuelle.