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tarda pas à me démontrer qu’eu égard à ma situation de famille, je m’engageais dans une direction qui ne me convenait nullement. Après six pénibles mois d’apprentissage, Pidoux était arrivé à gagner trente sous par jour dans une imprimerie ; il comptait bien arriver à trois ou quatre francs et même six. — Fais comme moi, me dit-il, à moins que tu ne tiennes absolument au plaisir de casser des pierres sur les routes. — Six francs par jour ! Je sentis les larmes me venir aux yeux. Si je l’eusse osé, j’aurais embrassé Pidoux, Six francs par jour ! Pendant quarante-huit heures je ne cessai de répéter à part moi ces quatre mots, mais aussi, à supposer qu’on me reçût à l’atelier, comment faire pour vivre pendant six mois d’infructueux apprentissage ? Bien résolu à ne pas manquer une occasion si belle, et cependant ne sachant non plus à quelle autre porte frapper, je me décidai à écrire mes projets et ma situation à mon père, en le priant de me renvoyer, si cela était possible, ce qui lui resterait de ma dernière offrande, accompagnant tout cela de la promesse de lui rendre la somme largement dans le plus bref délai. Hélas ! j’avais compté sans les gardes forestiers et les amendes. Mon père avait été pris à faire des échalas dans les bois d’Ornans, et tout l’argent sur lequel je comptais y avait passé. Quatre jours après, je reçus trente-cinq francs, mais, pour les réaliser (je ne le sus que plus tard), mes parens avaient été obligés de vendre leur chèvre, ainsi que la provision de foin qui lui était destinée pour l’hiver ; encore la grande Hirmine avait-elle tiré les cinq francs de sa propre bourse. Quand je donnai avis de mes projets à l’ingénieur, il finit par les approuver en me glissant dans la main dix francs de plus que ce qu’il me devait. Voilà comment je devins imprimeur au lieu d’être vigneron, comme au jour de ma naissance l’avait pronostiqué mon père.

Au bout de quatre mois, j’étais complètement acclimaté dans l’atelier où Pidoux s’était empressé de m’introduire ; seulement ma bourse était à sec, quand un beau matin je vis arriver mon père. Il avait été si content d’apprendre que j’allais bientôt gagner rondement ma vie en écrivant en lettres moulées, qu’il avait voulu voir cela par lui-même. La forme d’une affiche réclamant un chien perdu se trouvant précisément sous la presse, je me fis un devoir d’en tirer moi-même un exemplaire pour mieux faire comprendre à mon père les procédés du travail de l’imprimeur. Il fut si enchanté de ma réussite, qu’il demanda combien cela coûtait. Quand il sut que cela ne coûtait rien, et qu’il pouvait s’en emparer, il plia l’affiche avec un vrai bonheur pour la porter à ma mère. Dans mes causeries avec Pidoux, j’avais eu occasion de lui raconter l’histoire du poulailler de Leipzig ; aussi n’eut-il rien de plus pressé que d’inviter mon père à en donner une nouvelle édition à tous nos camarades. Mon père ne se fit pas prier. Son air