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passé, car ce sont les minutes du passé qui, additionnées les unes ; au bout des autres, me donnent aujourd’hui la somme totale du présent. Un sac de blé n’est formé que de petits grains de blé, une voiture de foin que de petits brins d’herbe, la mer que de petites gouttes : d’eau, le globe que de petits grains de sable, et l’éternité que de petites secondes.


II.

Aux approches du printemps, on nous prépara à la première communion. À l’école, chez M. Groscler et chez mes parens, j’entendais parler de cette préparation d’un ton si solennel, que je finis par me ranger à l’idée générale. La première communion joue à dix ans un rôle quelque peu analogue à celui de la conscription à vingt. L’une clôt l’enfance, l’autre ouvre l’âge viril. Quant à moi, j’avais alors onze ans. Mlle Lucie n’en avait que huit ; cependant elle fut admise à communier avec nous. À force d’entendre dire : — « Oh ! quand Tanisse aura fait sa première communion, on fera ceci et cela, » je pris de mon importance personnelle un assez vif sentiment, que ne diminua certes point, aux approches de Pâques, l’arrivée de la tailleuse et du cordonnier. C’était la première fois qu’on me faisait des souliers sans clous. Le matin j’étais dans le ravissement en voyant le cordonnier déballer ses alênes, passer son fil à l’espagnolette de la fenêtre du poêle, puis enfin couper ses semelles et se mettre à l’œuvre. Pour tout au monde, j’eusse voulu pouvoir me dispenser ce jour-là de l’école. Quelle excellente leçon de cordonnerie j’aurais prise, et comme j’en eusse profité ! Deux jours après, ce fut le tour de la tailleuse. M. Groscler avait donné à ma mère une de ses vieilles vestes et un pantalon de drap. Mon père prétendit qu’en retournant cette étoffe primitivement de prix, j’allais être ficelé comme un préfet. La grande Hirmine avait ajouté à tout cela une de ses cornettes de calicot blanc pour me servir de cravate. En m’embrassant pour me congédier, bien avant le premier coup de la messe, ma mère était profondément émue. Ces pauvres mères sont toutes les mêmes. Elles ont devers elles des réservoirs de tendresse dont on ne saura jamais le fond. Une bonne mère comme la mienne, cela m’a toujours paru la plus belle invention du Créateur.

Bientôt nous allâmes à la communion. Au moment fixé, nous ouvrîmes chacun la bouche, de manière à recevoir l’hostie sans qu’elle, touchât ni les dents ni les lèvres. Après les garçons vinrent les jeunes filles. C’est Mlle Lucie qui ouvrait la marche. Elle était habillée tout en blanc. En l’apercevant dans le grand voile de gaze qui l’enveloppait comme un nuage de la tête aux pieds, j’oubliai un instant tout