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fois qu’il revenait en scène. Elle l’appelait un vieux grigou. Quand j’arrivai au passage où, pour faire sortir Télémaque de l’île de Calypso, Mentor le pousse par surprise dans la mer, la grande Hirmine faillit renverser la lampe en étendant les bras comme pour recevoir le fils d’Ulysse. Le lendemain, elle nous avoua qu’elle n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit. Télémaque l’intéressait personnellement au dernier point. — A-t-il pourtant du guignon ! s’écriait-elle avec un soupira chacune de ses mésaventures. Aussi fut-ce un grand soulagement pour elle que de le voir, à la fin du volume, arriver à l’île d’Ithaque, qu’elle appelait l’île de Tictac ; mais alors elle fut tourmentée du besoin de savoir la suite. Je demandai cette suite à M. Groscler, qui, peu versé à ce qu’il paraît dans les choses littéraires, m’assura avoir prêté cet ouvrage à des gens sans ordre qui lui avaient égaré le second volume.

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Un instant de halte. Je viens de relire les pages qui précèdent ; ce sont des enfantillages. Pourquoi les ai-je écrites ? Je ne sais ; mais que m’importe ? cela m’amuse, cela me repose ; il ne m’en faut pas plus. Personne n’en saura jamais rien ; personne par conséquent ne me demandera compte de mon encre ni de mon papier. Après tout, ma vie a été ce qu’elle a pu. Mes défauts, mes erreurs et mes vertus, si j’en ai, sont à moi. Je les garde et j’en accepte la responsabilité. Les expériences d’autrui ne profitent à personne. On ne peut déduire son sort que de son propre fond.

En définitive, si le présent et l’avenir se font noirs, pourquoi ne me retournerais-je pas vers ces horizons de l’enfance qu’illuminaient de si rians espoirs ? — De rians espoirs, dis-je ? Oui, au fait, j’y mettais assez de bonne volonté pour qu’ils me parussent tels. C’est la foi qui sauve, n’insistons pas trop là-dessus. Je n’avais sans doute pas besoin d’écrire tout cela pour me le rappeler, car j’y ai rêvé bien souvent depuis quelques années, sans m’imaginer nullement que je l’écrirais jamais. Cependant je suis content d’avoir commencé. Écrites, toutes ces petites choses me semblent maintenant plus réelles et plus près de moi. Dorénavant, quand je voudrai me souvenir, je prendrai ce manuscrit, qui me fera l’effet d’une lunette d’approche. Ce sera vivre, il est vrai, à reculons, à la manière des écrevisses, mais les écrevisses doivent avoir aussi bien que moi leurs raisons pour en agir ainsi. Il se peut qu’au fond elles soient plus sensées qu’elles n’en ont l’air. Et d’ailleurs qu’est-ce qui me prouve que ces mille petits riens soient moins importans que les billevesées qui mettent les hommes si fort en fièvre ? Rien n’est absolument grand, rien n’est absolument petit. L’absolu n’est pas de ce monde. Je ne puis, après tout, avoir foi au présent qu’à la condition de respecter le