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de Calvin et de Montluc. Aussi ne doit-on pas s’étonner qu’il ait repris faveur de nos jours, et que de laborieux érudits, tels que M. Léon Feugère, s’en soient particulièrement occupés. Parmi les physionomies si expressives et si variées de cette. époque si fertile en types divers, l’une de celles qui ont le plus éveillé l’attention de notre temps et qui la méritent le mieux, c’est Agrippa d’Aubigné. De ses mémoires, complétés et contrôlés à l’aide de l’Histoire universelle du même auteur, M. Feugère vient de tirer une étude pleine de curieuses recherches et de judicieuses observations. Nous regrettons seulement qu’en quelques points l’écrivain ait cru devoir adoucir le caractère de d’Aubigné. C’est là un penchant qui semble naturel à M. Feugère, car nous l’avions remarqué dans quelques-uns de ses précédens travaux, notamment dans son étude sur La Boétie. Pour préciser notre critique par un exemple, nous citerons un passage où M. Feugère, racontant d’après d’Aubigné une de ses nombreuses querelles avec Henri IV, atténue singulièrement la portée du récit original. D’Aubigné raconte dans ses Mémoires que « le roi son maître... forma la résolution de le faire poignarder et jeter ensuite dans la rivière pour en ôter la connaissance. » — « Ce qu’ayant appris, ajoute-t-il, je le fus trouver, et lui tins ce langage en bonne compagnie : « Quoi ! sire, vous avez pu penser à la mort d’un serviteur que Dieu a choisi pour être l’instrument de la conservation de votre vie ? etc. » — M. Feugère par le vaguement de menaces qu’Henri IV aurait faites à son écuyer, menaces auxquelles d’Aubigné se serait contenté de répondre : « Quoi ! sire, avez-vous pu penser à maltraiter un serviteur que Dieu a choisi pour être l’instrument de la conservation de votre majesté ? » poignarder un homme en secret et le faire jeter à la rivière, c’est là ce que M. Feugère désigne sous ce mot vague, maltraiter! Peut-être a-t-il douté un peu de l’exactitude de l’anecdote rapportée par d’Aubigné, et en effet il n’y aurait rien de surprenant que ce fût là une de ces imaginations auxquelles cette nature fougueuse et visionnaire était sujette; mais encore faudrait-il le dire et ne pas se contenter de dénaturer entièrement l’anecdote sans en prévenir le lecteur.

À cette étude, si instructive d’ailleurs, nous préférons le travail de M. Feu gère sur Henri Estienne et sur Scévole de Sainte-Marthe. Nous en dirons autant de son étude sur Mlle de Gournay. On n’avait guère parlé, jusqu’à présent, de cette docte fille que pour s’en moquer d’après Tallemant des Réaux : M. Feugère nous, prouve que, par son caractère et par son esprit, la fille d’alliance de Montaigne méritait plus d’égards. En vivant au milieu de ces savans personnages, M. Feugère semble avoir contracté quelques-unes de leurs habitudes d’érudition abondante et discursive. Ce n’est point du tout ici une critique que nous prétendons lui adresser; nous croyons au contraire que c’est là le seul moyen de nous bien faire connaître une époque qui se présente sous des aspects si divers et si changeans.


EUGENE DESPOIS.


V. DE MARS.