plus éloigné de correspondre à celui de frottement que M. Eichof a cru devoir adopter. Ce qui nous fait d’ailleurs incliner pour la traduction allemande, c’est que les Tatars et probablement aussi d’autres peuples orientaux avaient la coutume de répandre des pièces d’or et des pierres précieuses sur la tête de leurs chefs en signe de respect. Voici un autre exemple. En parlant des chariots des Polovtsi, le poète russe ajoute : « Ils criaient comme une troupe de cygnes qui se dispersent. » Comment M. Eichof a-t-il traduit cette phrase ? « Leurs chariots retentissent dans la nuit; on dirait de cygnes dispersés. » Le commentateur que suit M. Eichof n’a évidemment point compris le poète russe. L’image qu’il nous présente est fort bien choisie. Quelques tribus tatares avaient pour point d’honneur de ne jamais graisser les roues de leurs kibitka, afin de ne pas donner à croire qu’elles cachaient leur marche à l’ennemi, et le son aigu que rendaient ces chariots est de tous points semblable aux cris d’une bande d’oies sauvages; mais il est vrai que pour le savoir il faut connaître le bruit que font souvent les longues files de telega[1] qui sillonnent en été les plaines de la Russie. Nous remarquons encore dans la traduction de M. Eichof quelques autres passages que M. Boltz nous parait avoir rendus avec plus de fidélité. Parmi les notes que M. Eichof a placées dans sa notice, il en est plusieurs aussi qui nous semblent peu exactes. Est-il vrai, par exemple, qu’Igor soit fils de Sviatoslaf, grand-prince de Kief ? Nous ne le pensons pas; ce dernier, qui est mort en 1196, était son cousin. Quant au père d’Igor, il a fini ses jours en 1166 dans la principauté de Tchernigof, dont il était possesseur; mais il est permis de se tromper lorsqu’on parle de ces temps d’anarchie : l’usage qu’ont tous les Slaves de se donner les noms de père, de fils et de frère, sans qu’il existe entre eux le moindre degré de parenté, est très propre d’ailleurs à induire en erreur sur leur généalogie.
Ce que nous avons dit du Poème d’Igor et des questions qu’il soulève suffit pour faire apprécier l’intérêt du travail de M. Boltz. En terminant, nous devons adresser aux écrivains russes un reproche mérité. M. Boltz nous apprend que malgré toutes ses instances il lui a été impossible d’obtenir d’eux aucun des renseignemens qui lui étaient nécessaires. Ce n’est pas la première fois qu’une accusation de ce genre est portée. Comment expliquer le peu d’empressement que mettent les écrivains russes à entrer en rapport avec les savans étrangers ? Est-ce de leur part dédain ou indifférence ? L’un et l’autre peut-être, mais dans tous les cas le travail dont nous venons de parler atteste que l’on peut fort bien se passer d’eux pour traiter à fond les questions qui intéressent le plus leur littérature nationale.
H. DELAVEAU.
- ↑ Chariots de paysan.