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coton. « Cependant il eût été bon de s’en assurer; on aurait pu tirer de ce renseignement quelques inductions, car le papier de fil n’est devenu commun en Russie qu’au XVIe siècle, tandis que le papier de coton l’avait été quatre siècle plus tôt. Une pareille négligence est vraiment impardonnables mais n’oublions pas qu’autrefois les auteurs russes ne voyaient guère dans les questions littéraires qu’une sorte de passe-temps mondain. Ajoutons que les renseignemens les plus précis sur l’ancienneté de cette pièce eussent encore été fort insuffisans pour déterminer le dialecte de l’œuvre originale. On ne pourra évidemment se prononcer à cet égard d’une manière positive que lorsque l’on aura conféré entre eux plusieurs exemplaires de cette étrange production. Tout porte à croire qu’il en existe quelques-uns dans les nombreuses bibliothèques des couvens russes, et on finira sans doute par les découvrir En attendant, la plupart des philologues, et M. Boltz est du nombre, s’accordent sur un point : c’est que la langue du poète a beaucoup d’analogie avec celle des chroniques de Nestor[1] et de quelques autres anciennes compositions nationales, à cela près toutefois que l’antagonisme du slavon et de l’idiome vulgaire y est beaucoup plus marqué. Le poète se serait servi du dialecte que l’on parlait à la fin du xii« siècle dans les provinces méridionales du pays.

Quoique écrit en prose, le Poème d’Igor était évidemment destiné à être chanté comme les psaumes et d’autres morceaux de littérature slave; mais il est difficile d’en déterminer le rhythme, l’accent prosodique de la langue russe ayant dû nécessairement se modifier depuis le XIIe siècle. On a pourtant essayé de le marquer; rien ne prouve qu’on y ait réussi. Au reste ce n’est point assurément par sa forme que cette œuvre est digne d’attention; elle présente de nombreuses lacunes, le style en est incorrect, et jusqu’à présent les critiques les plus sagaces n’ont pas réussi à en expliquer certains passages. Cette obscurité ne doit pas être attribuée exclusivement à l’infidélité du copiste; elle tient aussi, il est permis de le croire, à l’ignorance où l’on est encore des anciens usages russes et des mythes auxquels le poète fait sans doute allusion dans la plupart des métaphores dont le sens nous a échappé. Quelque défectueuse qu’elle soit à beaucoup d’égards, cette antique composition n’en est pas moins très digne d’être étudiée avec soin. On retrouve dans les sentimens que l’auteur y exprime tous les traits poétiques qui caractérisaient anciennement le génie national du peuple russe : une sensibilité naïve, une profonde vénération pour le côté mystérieux de la nature, et surtout une ardeur patriotique que le christianisme n’est pas encore venu modérer. A défaut d’autres témoignages, ces fragmens littéraires, miraculeusement parvenus jusqu’à nous, suffiraient à prouver qu’au XIIe siècle les Russes étaient moins barbares qu’on ne serait tenté de le supposer. Leur histoire du reste abonde à cet égard en faits irrécusables, et il n’est pas inutile de les rappeler. Quelques sceptiques n’ont pas craint d’avancer qu’au XIIe siècle la Russie était encore beaucoup trop inculte pour

  1. Les chroniques de Nestor sont du Xie siècle; mais on n’a point retrouvé non plus jusqu’à présent le manuscrit original. La plus ancienne copie que l’on en possède est de l’année 1377, et date par conséquent d’une époque où le slavon littéraire était déjà fort altéré.