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contraint, dût-il bien me conduire. Avec l’un je me sens homme encore, avec l’autre je ne suis qu’un animal apprivoisé.

Ai-je, en parlant ainsi, persuadé mes contradicteurs ? Je n’en sais rien ; ce dont je suis sûr, c’est que ces libres et familiers entretiens n’ont pas diminué dans mon auditoire le respect de la conscience humaine, le culte de l’ordre moral, le goût du spiritualisme, le penchant vers la religion, et que de cette façon j’ai commenté la profession de foi dans le sens et dans l’esprit même de Rousseau. Je n’ai point prêché la religion, cette autorité ne m’appartenait pas ; j’ai montré seulement comment Rousseau s’approchait du christianisme, tantôt le voulant, tantôt ne le voulant pas, et combien il pouvait aider à nous y ramener. Je ne fais point, encore un coup, de Rousseau un apologiste de la foi chrétienne ; ce serait une fraude dangereuse, car les dévots qui sur ma parole iraient y chercher de nouveaux motifs de croire y trouveraient des motifs de douter ; mais je n’en fais point non plus un ennemi du christianisme : ce serait une plus grave erreur. Prise en son temps, la profession de foi du vicaire savoyard est un événement important dans l’histoire des idées ; elle marque la fin du mouvement qui emportait le XVIIIe siècle vers l’impiété et le commencement du retour aux idées religieuses. Prise dans son sens général et sans plus tenir compte de la date, la profession de foi, je l’avoue, donne peu à la foi chrétienne ; mais ce peu a ce qu’il faut pour devenir beaucoup, si l’âme qui le reçoit se met en état de le vouloir : « Mon fils, dit le vicaire en finissant, tenez votre âme en état de désirer toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. » C’est cette disposition salutaire de croire à Dieu, de souhaiter d’être chrétien et de demander à la foi l’appui nécessaire à la morale qu’inspire la profession de foi, et je ne puis mieux exprimer cette disposition qu’en citant cette phrase de saint Augustin dont Rousseau semble s’être inspiré sans la connaître, tant elle résume exactement, selon moi, les intentions du vicaire savoyard : « Restat igitur in hac mortali vitâ, non ut homo impleat justitiam cùm voluerit, sed ut se supplici pietate concertat ad eum cujus dono eam possit implere. — Que reste-t-il donc à l’homme ici-bas ? Il lui reste non pas d’accomplir la justice, même quand il le veut, mais de se tourner avec une piété humble et suppliante vers celui qui peut lui donner la force de l’accomplir[1]. »

SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Saint Augustin, ad Simplicium.