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en vérité, a l’air d’entendre la prière comme l’entendent les petites filles, qui demandent à Dieu de leur donner une robe ou un ruban. Jamais les docteurs chrétiens n’ont entendu la prière de cette façon mesquine et frivole. « Nous vous avertissons et nous vous exhortons, mes frères, au nom de notre Seigneur, dit saint Augustin, que vous ne demandiez jamais rien à Dieu des choses mortelles et périssables de ce monde, mais seulement ce qu’il sait être le plus utile pour le salut de votre âme, car certainement vous ne savez ce qui vous est bon[1]. « Entre Rousseau, qui veut que l’homme ne paie pas, mais qu’il s’abandonne à la volonté de Dieu, et saint Augustin, qui veut que l’homme prie, mais qu’il ne demande à Dieu aucun des biens ou des plaisirs d’ici-bas. Dieu sachant mieux que l’homme ce qu’il faut à l’homme, où est la différence ? Ce sont les mêmes argumens et les mêmes motifs, si bien que l’abandon sans prière que Rousseau impose, et la prière avec abandon que prescrit saint Augustin, se ressemblent trait pour trait. C’est ainsi que Rousseau se rapproche de la doctrine chrétienne, même quand il croit ou qu’il veut s’en éloigner.

La péroraison du vicaire savoyard, et surtout la note jointe à cette péroraison, exprime admirablement le sens et l’intention de Rousseau, car c’est là surtout qu’il s’éloigne des philosophes du temps, et qu’il réprouve énergiquement leurs doctrines ; c’est là enfin qu’il montre avec une force singulière que la morale, quoiqu’elle procède de l’âme humaine et n’ait pas besoin d’être révélée, ne peut pourtant point se passer d’une croyance surnaturelle pour fin et pour sanction. « Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature, sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les inintelligibles systèmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, traversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissans et aux riches le seul frein de leurs passions ; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain…. Les mahométans disent, selon Chardin, qu’après l’examen qui suivra la résurrection universelle, tous les corps iront passer un pont appelé poul Serrho, qui est jeté sur le feu éternel… Les Persans sont fort infatués de ce pont, et

  1. Saint Augustin, sermon sur le psaume 53.